"Lee Miller a effectivement souffert d’un prisme sexiste assez classique dans le récit historique."
Commissaire de l’exposition « Lee Miller, photographe professionnelle » à Arles en 2022, l’historienne de l’art Gaëlle Morel nous éclaire sur la vie et la carrière de la photographe.
Jusqu’à récemment, Lee Miller n’était définie par les historiens de l’art que pour son rôle de modèle pour Man Ray ou Picasso.
Gaëlle Morel : Lee Miller a effectivement souffert d’un prisme sexiste assez classique dans le récit historique, qui veut qu’une femme ne soit définie que par les hommes qu’elle a côtoyés. La relation avec Man Ray est importante dans sa carrière, car elle lui a permis de rencontrer un certain nombre d’artistes, d’intellectuels, d’écrivains, donc de s’inscrire dans un réseau. Mais cette relation a été assez courte, et elle ne doit pas occulter une carrière d’une grande richesse.
D’où vient-elle ?
GM : Elle vient d’une famille aisée de la côte est américaine, son père est un entrepreneur industriel et photographe amateur (ce qui veut dire à l’époque être capable de manier la technologie, de développer ses clichés). Elle baigne dans un milieu privilégié, elle peut faire des études, voyager pour se former et voir le monde. La légende veut qu’à New York elle tombe sur Condé Nast, le propriétaire du magazine Vogue et très grand éditeur de presse américain, qui la sauve d’une voiture qui allait la renverser. Impressionné par sa beauté, il l’embauche tout de suite comme mannequin. Elle correspond parfaitement aux canons de l’époque : elle est blonde aux yeux clairs, grande et mince. C’est ainsi qu’elle intègre le milieu de la mode. Mais elle s’intéresse à la pratique photographique et commence à prendre ses propres photographies. Elle part à Paris et c’est là, à la fin des années 1920, qu’elle rencontre Man Ray, qui baigne dans le milieu surréaliste où la photographie joue un grand rôle.
Elle ne se contente pas d’être une « muse ».
GM : Man Ray a un studio, c’est comme ça qu’il gagne sa vie. C’est un artiste mais aussi un photographe commercial. Il fait du portrait, de la publicité, des travaux institutionnels. Il l’embauche comme apprentie, il la forme à la pratique du portrait en studio, ils expérimentent ensemble. Man Ray s’est beaucoup reposé sur ses assistantes pour faire tourner son studio. Le procédé de la solarisation, ils le mettent au point ensemble.
Cette période est finalement assez courte, puisqu’elle retourne aux États-Unis.
GM : Oui, elle revient à New York où elle ouvre son propre studio. Elle fait jouer ses réseaux et parvient à se constituer une clientèle, elle devient une professionnelle aguerrie et travaille notamment pour Vogue. Mais, en 1934, elle épouse un haut fonctionnaire égyptien et part vivre au Caire. En Egypte, elle prend quelques photographies mais mène surtout une vie d’expatriée. Elle doit s’ennuyer un peu. Lors d’un voyage à Londres, elle rencontre l’artiste Roland Penrose. Elle divorce et part s’installer avec lui à Londres en 1939, au moment où la guerre éclate.
Le film la montre qui frappe à la porte du Vogue britannique pour y travailler.
GM : Du fait de la mobilisation massive des hommes, la période offre de nombreuses opportunités aux femmes. De plus, Lee Miller est une professionnelle, avec de solides références. Ce n’est pas une inconnue chez Vogue, elle a collaboré avec l’édition américaine du magazine, Condé Nast la connaît bien. On lui offre donc assez rapidement le poste de directrice du studio de Vogue à Londres. Elle y fait de la mode, parce que c’est la raison d’être du magazine, mais elle s’adapte aussi au contexte. Le gouvernement demande aux journaux féminins de participer à la mobilisation et d’adapter leur ligne éditoriale. C’est par exemple le fait de publier des articles sur la manière de pallier les pénuries de tissu, mais aussi de tenir compte de l’entrée massive des femmes sur le marché du travail (à la ferme, à l’usine, dans les bureaux). Les coupes de cheveux, les vêtements s’adaptent. Dans ce contexte, Lee Miller a l’idée de sortir du studio, des lumières artificielles, des poses un peu figées. Elle prend des photographies de mode, mais à l’extérieur, au milieu des gravats, de la vie londonienne sous le blitz. Tout à coup, on voit des femmes dans leur vie de tous les jours, qui marchent, qui font du vélo, qui dansent. Le fait qu’une femme soit à la tête du studio a sans doute amplifié le mouvement.
Elle a pourtant envie d’autre chose.
GM : Elle demande effectivement, chose assez incroyable, de devenir correspondante de guerre ! L’armée britannique rejette sa demande car elle est une femme, mais Lee se souvient qu’elle est citoyenne américaine, et elle demande à être accréditée par l’US Army. Cela lui donne la possibilité d’être envoyée sur le théâtre des opérations, mais aussi d’avoir accès à des pellicules, de faire acheminer ses clichés. Elle débarque en France et va suivre l’armée américaine dans sa libération de l’Europe. Elle n’est pas Robert Capa, elle n’a pas accès aux combats (sauf à Saint Malo de manière accidentelle). Elle rend compte de la réalité de la guerre à sa manière : photographie les hôpitaux de campagne, les ruines fumantes des villes, la détresse des populations.
Ces photographies sont publiées dans Vogue ?
GM : Oui et cela modifie l’identité même du magazine ! La chance de Vogue c’est qu’il se révèle que Lee sait aussi écrire, et bien écrire : elle est capable de leur envoyer un photoreportage complet, avec le texte et les images.
Cette activité culmine avec la libération des camps.
GM : Elle est avec l’armée américaine quand sont libérés les camps de Dachau et Buchenwald. Ce ne sont pas des camps d’extermination, il n’y a pas de chambres à gaz, mais il y a des fours pour brûler les corps, des monceaux de cadavres. Elle photographie les prisonniers décharnés, les piles de cadavres, les jeunes filles esclaves sexuelles du camp, les ex-gardes allemands maltraités, battus ou jugés.
Comment peut-on qualifier son travail ?
GM : C’est un travail de photojournaliste assez traditionnel en un sens, car porté par une volonté documentaire. Il y a une obsession de témoigner de ce qui était en train de se passer. Mais on sent tout le métier de Miller : il faut réfléchir à composer un cadre, il faut s’assurer qu’il y a suffisamment de lumière pour distinguer les détails, etc.
Cette période a eu un retentissement important sur le plan personnel.
GM : Elle a souffert par la suite de ce que l’on appellerait aujourd’hui un syndrome de stress post-traumatique, qui n’a sans doute pas été compris et soigné à l’époque. Rien n’avait préparé Lee Miller aux horreurs qu’elle allait voir, elle n’était pas un reporter aguerri comme Capa. Elle rentre à Londres, rejoint Roland Penrose et retrouve son travail au magazine, mais quelque chose est cassé en elle. Elle arrête rapidement de travailler pour Vogue et s’installe à la campagne avec Roland Penrose. Elle ne prend plus de photographies, mais se lance dans l’écriture de livres de cuisine. Elle meurt dans cette maison en 1977. C’est en rangeant la maison que son fils Antony tombe sur les photographies, les négatifs, les archives de Miller. Il découvre un aspect de la vie de sa mère dont il était totalement ignorant. Il crée le fonds d’archive Lee Miller, qui est toujours dirigé par la famille aujourd’hui, et entreprend de faire connaître et réhabiliter l’œuvre de sa mère, totalement oubliée et occultée. La biographie qu’il lui consacre va permettre de faire connaître cette personnalité forte et atypique : une femme qui est parvenue à refuser le destin que lui assignait son genre, pour s’inventer une vie incroyablement riche et aventureuse.
À l’heure où on parle de déconstruction du « male gaze », le parcours de Lee Miller est assez exemplaire. Elle a cherché toute sa vie à s’affranchir du regard masculin.
GM : Il y a une part biographique là-dedans : elle a été violée enfant par un ami de la famille, et a sans doute dû subir le comportement incestueux de son père (qui l’a fait poser nue à l’adolescence). Sa beauté lui a, à n’en pas douter, ouvert beaucoup de portes, mais en a fait également la cible des attaques des hommes. Elle l’a enfermée dans une image dans laquelle la postérité l’a figée, jusqu’à très récemment. Il est très long et difficile de déconstruire le narratif patriarcal, même si les choses évoluent lentement. C’est pourquoi dans l’exposition que lui ont consacrée les Rencontres de la photographie d’Arles et dont j’ai été la commissaire, j’ai mis l’accent sur sa pratique professionnelle (l’exposition s’intitulait d’ailleurs « Lee Miller, photographe professionnelle »). Cela n’empêchait pas certains visiteurs de me demander si elle avait été une bonne mère !