"Leni Riefenstahl était avant tout une ambitieuse, une arriviste qui pensait d’abord à sa carrière"

Entretien
de Andres Veiel
120 minutes 2024

Auteur d’une biographie de Leni Riefenstahl, l’historien Jérôme Bimbenet a également travaillé sur le cinéma de propagande. Dans cet entretien accordé à l'occasion de la sortie du film Leni Riefenstahl, la lumière et les ombres, il nous aide à replacer la cinéaste dans son époque.

Vous avez consacré une biographie à Leni Riefenstahl. Qu’avez-vous pensé du film de Andres Veiel ?

L’équipe du film a eu l’opportunité d’accéder à la masse d’archives personnelles de Leni Riefenstahl. Il y a des documents (images, sons, lettres) qui étaient bien connus, d’autres qui sont inédits. Mais la grande qualité du film, pour moi, est de ne pas tomber dans le commentaire à charge, ce qui est le défaut de certains documentaires consacrés à Leni Riefenstahl. Le film fait confiance à l’intelligence du spectateur, il l’invite à se faire sa propre opinion sur le personnage.

La masse d’archives à partir de laquelle le film a été construit est assez fascinante. On se rend compte que Leni Riefenstahl gardait tout, y compris les messages laissés sur son répondeur téléphonique.

C’est effectivement un trait marquant du personnage de Leni Riefenstahl, la volonté de contrôler son image et les traces qu’elle laisse. À la fin de la guerre, elle est confrontée à des questions embarrassantes sur son implication dans le Troisième Reich, sur ses liens avec Hitler, Goebbels et les nazis. À partir de là, elle va tenter de prendre le contrôle sur son passé, d’imposer un récit. Cela se voit dans les archives qu’elle a gardées, mais aussi dans leurs lacunes : il y a certainement des documents compromettants qu’elle a fait disparaître, on sait qu’une partie des pellicules ont été brûlées. Sur certains événements, on est réduit à des conjectures, par exemple son rôle dans le massacre de Juifs polonais à Konskie, le 12 septembre 1939. Le problème pour les historiens, avec cette époque du nazisme et de la Seconde Guerre mondiale, c’est qu’il faut prendre les témoignages avec beaucoup de pincettes : on sait que chaque protagoniste essaye d’imposer la version des faits qui lui est la plus favorable.

Revenons un peu en arrière. D’où vient Leni Riefenstahl, comment devient-elle une cinéaste reconnue ? Pouvez-vous la replacer dans le contexte de l’époque ?

Leni Riefenstahl est né à Berlin, en 1902. Elle est issue de la petite bourgeoisie berlinoise. Elle a eu une enfance relativement tranquille, assez rapidement elle s’est intéressée au cinéma. Le Berlin des années 1920 était une capitale mondiale du cinéma, il y avait des studios un peu partout. Elle est allée auditionner pour des films, mais n’a pas été prise. Elle se prend alors de passion pour la danse et devient danseuse, jusqu’à ce qu’une blessure au genou l’oblige à arrêter. Elle raconte qu’en allant chez son médecin, elle tombe sur une affiche qui la fascine. Elle voit le film et se met en tête de rencontrer le réalisateur, Arnold Fanck, spécialiste des films de montagne (un genre typiquement allemand, très populaire à l’époque). Comme elle ne manque pas de culot, elle parvient à le rencontrer et à le convaincre d’écrire pour elle. C’est le premier film qu’elle a tourné, La Montagne Sacrée. Elle devient l’héroïne récurrente de ces films de montagne, mais rapidement l’envie de réaliser la prend. En 1932, elle réalise son premier film, La Lumière bleue.

À quel moment se déroule sa rencontre avec Adolf Hitler ?

Elle le « rencontre » indirectement au début de l’année 1932, en assistant à l’un de ses meetings à Berlin. Elle est totalement sous le charme, comme s’il l’avait hypnotisée. Dans ses mémoires, elle utilise des mots très forts, elle décrit ça comme une véritable jouissance sexuelle. Est-ce qu’elle écrit ça pour se dédouaner, a posteriori ? En même temps, beaucoup d’Allemands sont tombés sous le charme magnétique d’Hitler. Mais Leni Riefenstahl est avant tout une arriviste. Elle lui écrit alors pour solliciter une rencontre, comme elle l’a fait avec Fanck. Il se trouve que Hitler, qui adorait le cinéma, avait été fasciné par la performance de Leni Riefenstahl dans La Montagne Sacrée, et qu’il avait vu et apprécié La Lumière Bleue. Il s’agit donc en quelque sorte d’un coup de foudre réciproque, qui se confirmera lorsqu’ils se rencontreront, en mai de la même année. Il lui aurait alors dit qu’il l’admirait beaucoup et que quand il serait au pouvoir, c’est elle qui ferait ses films.

Il y a très peu de femmes cinéastes à l’époque.

Il est d’autant plus étonnant qu’une femme devienne la cinéaste du régime, que le nazisme est très anti-féminin. Mais il y a des places à prendre dans l’industrie cinématographique. Hollywood a déjà débauché des cinéastes allemands comme F.W. Murnau (parti en 1926), d’autres sont partis en sentant le vent tourner, à commencer par les artistes juifs évidemment. Cela s’accélère à partir de 1933. Leni Riefenstahl a senti une opportunité. En même temps elle ne fait pas du cinéma de fiction comme Murnau ou Lang, elle se lance comme cinéaste documentaire,

Dans Le Triomphe de la volonté, son premier succès, elle filme le congrès du NSDAP à Nuremberg en 1934. A-t-elle des directives, de Hitler ou de Goebbels, pour cette commande ?

Elle jouit au contraire d’une grande liberté, il semble qu’Hitler et Goebbels ne se sont mêlés de rien. En revanche elle a collaboré étroitement avec Albert Speer. Leni Riefenstahl a tenté a posteriori de minimiser son rôle, en racontant qu’elle s’était contentée de poser ses caméras, qu’il ne s’agissait de rien d’autre que d’un reportage. Les historiens ont montré qu’il n’en était rien, et la vision du Triomphe de la volonté ne laisse pas de doute là-dessus : elle a véritablement transformé le congrès de Nuremberg en plateau de cinéma, dans l’objectif de produire les plus belles images possibles. Elle a mis des rails de travelling partout, elle a juché ses opérateurs sur des patins à roulettes pour qu’ils passent au milieu des troupes qui défilaient, elle a fait creuser des fossés pour pouvoir filmer les discours en contre-plongée. On sait qu’à plusieurs reprises elle a « mis en scène » le Führer, lui indiquant par des gestes les mouvements qu’il devait faire. Cela n’a pas échappé à la presse : on peut lire dans un journal de l’époque que « Madame Riefenstahl est la seule personne en Allemagne qui puisse se permettre de diriger Hitler. »

Comment est reçu le film ?

Les commanditaires (à commencer par Hitler) sont très contents et le film marche bien dans les salles de cinéma. Il est intéressant de remarquer qu’en arrivant au pouvoir les nazis avaient passé commande de trois fictions de propagande, qui avaient pour but d’exalter le nazisme à travers des histoires et des personnages inventés. Ces fictions ne marchent pas du tout au box-office, alors que Le Triomphe de la volonté est vu par énormément d’Allemands. Mais ce n’est rien à côté du succès énorme de ses films sur les Jeux olympiques.

Pour ce film, elle a encore plus de moyens que pour le film sur Nuremberg.

Les nazis lui accordent un budget quasi illimité. Et là encore elle transforme les jeux olympiques de Berlin en véritable plateau de cinéma. La différence avec le congrès de Nuremberg, c’est la part d’imprévu des épreuves sportives, qui l’oblige à multiplier les caméras pour parer à toute éventualité. Une bonne partie des plans qui se retrouvent dans le film ont d’ailleurs été tournés avant les épreuves elles-mêmes, pendant les répétitions ou l’entraînement des athlètes. Le montage va être très long, mais le film est à sa sortie en 1938 un triomphe, en Allemagne mais aussi à l’étranger.

Elle dit dans le documentaire qu’elle aurait préféré mourir en 1939, au faîte de sa carrière…

Elle ne rééditera jamais les mêmes succès. Alors que la guerre éclate, elle parvient tout de même à lancer le tournage d’un film intitulé Tiefland, un projet auquel elle pense depuis plusieurs années. La guerre s’arrête alors qu’elle est en plein montage. Elle est arrêtée par les Américains qui vont l’interroger, mais finissent par la relâcher en estimant qu’elle n’a eu qu’un rôle minime dans le nazisme. Les Français l’arrêtent à leur tour, et se montrent plus féroces. Je pense que cela s’explique par une forme de culpabilité française : dans les années trente, Leni Riefenstahl a atteint une popularité énorme en France. Elle est célébrée par les milieux cinéphiles (c’est Henri Langlois, le fondateur de la Cinémathèque, qui organise la première projection parisienne du Triomphe de la volonté). Mais elle est aussi perçue comme une représentante de Hitler, et à ce titre fascine la presse de l’époque et son lectorat.

L’après-guerre est une traversée du désert pour elle.

Elle parvient à remettre la main sur le matériel de Tiefland, confisqué par les Français, et à terminer le film. Mais à sa sortie en 1954 celui-ci est un échec. Elle vit alors une traversée du désert, ne parvient pas à faire financer ses nombreux projets. L’un de ces projets, un scénario intitulé La Cargaison noire, la conduit en Afrique pour des repérages. C’est là qu’elle tombe sur cette tribu, les Noubas, qu’elle va abondamment photographier. C’est comme photographe qu’elle atteint à nouveau la gloire dans les années 70. Il lui a fallu une génération pour se faire un peu oublier, reconstituer une sorte de virginité médiatique.

C’est aussi le moment où elle doit rendre des comptes.

Sa personne et ses films avaient été un peu oubliés. À l’époque où la notoriété de Leni Riefenstahl renaît, on rouvre le dossier de sa participation au nazisme. Cela avait commencé en 1960 avec Mein Kampf, le film de Erwin Leiser, qui superpose des images des camps avec celles du Triomphe de la volonté : on comprend que l’esthétique des films de Riefenstahl fait partie intégrante du projet nazi, ce même projet qui aboutira à la Solution finale.

Leni Riefenstahl se défend pied à pied. Elle n’exprime jamais de regrets.

Elle a une défense… très offensive : « j’étais comme 90% des Allemands de l’époque », « j’ai pour seul tort d’avoir fait des films », « je ne me suis jamais intéressée à la politique », etc. Le film d’Andres Veiel montre très bien le débat qui anime cette période : la nouvelle génération demande des comptes à ses parents, elle interroge leur rôle sous le nazisme ; en réaction, une partie de la population soutient Leni Riefenstahl, et refuse le procès qu’on lui fait.

Le débat sur sa responsabilité se poursuit.

Leni Riefenstahl était avant tout une ambitieuse, une arriviste qui pensait d’abord à sa carrière. Quand elle dit qu’elle aurait réalisé des films de propagande pour Staline ou pour Roosevelt s’ils le lui avaient demandé, j’ai tendance à la croire. Ses images reflètent-elles une adhésion idéologique au nazisme, ou simplement la pure recherche de l’esthétisme ? Le film permet de se faire une opinion là-dessus.  On peut ajouter que, si elle n’a jamais adhéré au parti nazi et qu’elle n’a tué personne, elle n’a reculé devant rien pour servir ses propres intérêts : on sait par exemple qu’elle n’a pas hésité à dénoncer un collaborateur juif comme Bela Balázs, afin de récupérer pour elle seule tous les droits du film La Lumière bleue qu’ils avaient cosigné. Il appartient à chacun de la juger, et c’est ce que ce film invite à faire.

Jérôme Bimbenet est historien du cinéma. 
Il a notamment publié Voyage à Berlin. Danielle Darrieux sous l’Occupation (Tallandier, 2023), Film et histoire (Armand Colin, 2007) et la biographie Leni Riefenstahl, cinéaste d’Hitler (Tallandier, 2024).