Le pont des espions©Twentieth Century Fox

L'homme spielbergien face à l'histoire

Critique
de Steven Spielberg
132 minutes 2015

« Stoic moujik », « l’homme debout », celui qui se relève après chaque coup. C'est ainsi que, dans Le Pont des espions, l’espion soviétique Rudolph Abel, capturé aux États-Unis en 1957, voit son avocat de Brooklyn, James B. Donovan (Tom Hanks). Homme simple et ordinaire pris dans les impitoyables logiques de la Guerre froide, Donovan fait front et surmonte les adversités de l’histoire. En choisissant de retracer son parcours depuis le procès de Rudolf Abel jusqu’à son échange, à Berlin, contre deux prisionniers américains (un pilote américain abattu au-dessus de l’URSS, et un étudiant de Yale emprisonné en RDA), Steven Spielberg immerge le spectateur dans le monde bipolaire de la fin des années 1950 et ouvre le livre de l’Histoire. Soutenu par une savante mise en scène, le long métrage jette une lumière, chaude et chaleureuse, sur les États-Unis des fifties. Tout y est : le modèle américain avec la famille type et la société de consommation, le système judiciaire, la foi inconditionnelle dans la Constitution, les peurs collectives face à la menace nucléaire, les relents agressifs du maccarthysme, les U2 chargés de photographier le territoire ennemi, les coulisses de la diplomatie américaine… De l'autre côté du Mur, dans un bloc de l’Est figé dans des couleurs glaciales, le réalisateur joue encore des passionnantes rivalités entre les démocraties populaires, sonde les arcanes de leurs administrations et livre un portrait saisissant de Berlin-Est qui érige, tout autour de sa misère, un mur de haine.

Si l'Histoire est mise en scène avec un imparable souci du détail et de la vraisemblance, le film n'en est pas moins fidèle à l'univers de Steven Spielberg. Créateur du premier blockbuster américain (Jaws, 1975) qui aurait, aux dires des critiques, sacrifié la liberté du Nouvel Hollywood sur l’autel du grand spectacle industriel, le réalisateur montre, une fois de plus, combien il sait plier les canons de la superproduction commerciale à sa propre vision du monde. La plume des frères Coen comme les talents d’un casting de luxe (Tom Hanks, Mark Rylance, Amy Ryan) servent autant les constantes de son cinéma qu’une créativité consciente des faiblesses de la vulgate hollywoodienne actuelle. Steven Spielberg puise volontiers chez Alfred Hitchcock, Carol Reed, Orson Welles tout comme chez John Le Carré pour retrouver la finesse des dialogues, les cadrages des films d’espionnage, la douce rigidité de leurs personnages et l’ambiance enfumée de leurs rencontres. Mais il enserre ces références dans ses propres schémas de pensée. Dans la droite lignée de ses succès (Indiana Jones, La Liste de Schindler, Il faut sauver le soldat Ryan, La Guerre des mondes, Minority Report…), Le Pont des espions renoue avec les thématiques du père savant mais absent, du héros en quête de justice dans un monde en proie à la folie barbare… Face à l’un des reproches récurrents adressés à son cinéma (à trop bien filmer le débarquement en Normandie, on risque fort de se livrer à une esthétisation hors de propos de la réalité historique), la réponse de Spielberg ne varie pas : il faut passer par la fiction pour approcher le réel. Dans Le Pont des Espions, inspiré d'une histoire vraie, la réalité est elle-même tissée de faux-semblants : des espions allemands campent les faux parents de Rudolf Abel, James Donovan fait semblant de ne pas œuvrer pour le gouvernement américain et la RDA, qui n’est pas reconnue officiellement par les États-Unis, tente d’intégrer le jeu de dupes que se livrent les superpuissances.

L’histoire selon Spielberg n’est pas neutre. Elle est parcourue par une poignée de héros humanistes suffisamment puissants pour contrer ses horreurs. Otage probable d’un monde contemporain à la dérive depuis la fin des grandes idéologies politiques du XXème siècle, Spielberg s’acharne depuis quatre décennies à montrer combien l’homme juste et savant est capable de plier à ses ordres des logiques inhumaines qui entraînent dans leur sillage le commun des mortels. Pour mieux condamner l’avidité des dirigeants de la station balnéaire de Jaws, Steven Spielberg épargne le bon shérif et l’océanographe érudit. Contre la folie destructrice des nazis ou des hommes de l’entourage du sultan indien, le professeur Indiana Jones préserve le patrimoine grâce au savoir hérité de son père. Juste parmi les justes, Schindler parvient, quant à lui, à sauver du génocide des dizaines d’innocents. Dans Il faut sauver le soldat Ryan, Le capitaine Miller sacrifie sa vie pour épargner celle du dernier d’une fratrie décimée par la guerre. John Anderton parvient, dans Minority Report, à préserver la liberté individuelle en faisant échouer un projet totalitaire… Digne héritier des héros spielbergiens en lutte contre les maux de l’humanité, James Donovan use de son intelligence et de son éloquence pour libérer des hommes victimes de jeux politiques destructeurs. Le Pont des Espions livre sans doute ici un grand spectacle mais continue de servir une pensée profonde.