Les Invisibles : chaque vie est un roman

Critique
de Sébastien Lifshitz
115 minutes 2012

En cet automne 2012, il est évidemment difficile de ne pas lire le film de Sébastien Lifshitz au prisme, politique et militant, des récents débats sur le « mariage pour tous ». Lors de sa première présentation au dernier Festival de Cannes en mai dernier, c’est pourtant plutôt l’émotion profonde dégagée par ce beau film d’amour (« Amour », voilà un titre que le documentaire n’aurait pas usurpé si le film de Michael Haneke ne l’avait préempté) qui nous avait frappée.

Les Invisibles ce sont Yann, Pierre, Bernard,  Pierrot, Thérèse, Catherine, Elisabeth…, qui racontent leur vie devant l’objectif de Sébastien Lifshitz : une petite dizaine d’hommes et de femmes issus de milieux très différents (du chevrier au grand bourgeois), mais réunis par un même vécu, avoir vécu leur homosexualité dans un temps où elle était considérée comme une maladie psychiatrique. En mettant sur le devant de la scène ces figures doublement « invisibles » hier par leur sexualité, et d’aujourd’hui par leur âge, Sébastien Lifshitz accomplit une rupture : avec la représentation dominante du corps homosexuel (forcément jeune, beau, et turbulent) d’une part, avec un discours obligatoirement victimaire (homophobie, SIDA) de l’autre.

La grande beauté du film c’est d’abord le romanesque cette dizaine de trajectoires, l’épaisseur qu’il parvient à conférer à ses personnages. On emploie à dessein les mots de la fiction car c’est aussi de ce côté que lorgne Sébastien Lifshitz : l’inscription dans l’espace permise par le format large, la pictorialité des images, la musique, tout cela concourt à hisser ces vies modestes au rang de l’épopée… Mais le cinéma documentaire a un privilège que ne pourra jamais lui contester la fiction (qui s'échine à grimer ses acteurs pour les vieillir ou les rajeunir) : la possibilité de montrer le passage du temps, à travers la confrontation entre les images d’hier et celles d’aujourd’hui. Le projet du film est d’ailleurs né de là (comme l’explique le réalisateur), d’une collection de photos jaunies et de la volonté d’interroger ceux qui se mettaient ainsi en scène leur homosexualité de manière presque transparente, à une époque où la société ne le tolérait pas. Le montage est construit sur ces allers et retours entre les interviews et les archives (photos ou films super 8), entre les corps d’aujourd’hui (vieillis, fatigués mais apaisés), et ceux d’hier (jeunes et pleins de santé, mais accablés par le secret, la solitude, la honte), que relient le chœur entremêlé des témoignages composant un récit rétrospectif souvent bouleversant.

Les Invisibles est évidemment un beau document d’histoire sur l’évolution de la société française : comme le fait remarquer le réalisateur « les minorités sont des groupes extrêmement intéressants pour raconter les valeurs d’une époque. » (extrait du dossier de presse). La deuxième partie du film, consacrée aux années militantes (60 et 70), montre comment la lutte des homosexuels croise d’autres mouvements de libération comme celui des femmes, les nourrit et s’en nourrit… Le personnage le plus intéressant est à cet égard celui de Thérèse, mariée et mère de famille, qui à travers le militantisme féministe, et la pratique des avortements clandestins, va découvrir son homosexualité. Malgré cette dimension informative, c'est quand même l'émotion qui domine, ainsi quand cette même Thérèse raconte ce jour où « le mouvement de main » d’une amie a bouleversé son existence.