Les voies du petit père sont impénétrables

Critique
de Marc Dugain
105 minutes 2010

Alors qu’il avait laissé le soin à François Dupeyron d’adapter son livre La Chambre des officiers, le romancier Marc Dugain passe à la réalisation en transposant lui-même à l’écran son roman Une exécution ordinaire (Gallimard,  Paris, 2007). Il a choisi, pour incarner les protagonistes de son drame soviétique, un cocktail d’acteurs français qui brille par son éclectisme. André Dussolier en Staline, Edouard Baer en physicien amoureux et désabusé, Denis Podalydès en concierge aigri… Qui aurait osé ? L’entreprise pouvait paraître de prime abord aussi risquée d’incertaine. Et pourtant, la recette fonctionne. Le spectateur est pris par leur jeu, placé avec talent aux antipodes de leurs rôles habituels, et plonge volontiers dans l’URSS stalinienne, telle que Marc Dugain a décidé de la représenter.  Contre le goût habituel des films historiques pour le réalisme historique mimétique, Une exécution ordinaire s’évertue à transposer dans les images le climat de terreur que le régime soviétique a érigé en institution. Dans une perspective presque rohmérienne, le spectateur est invité à ressentir ce que les moscovites percevaient au début des années 1950. De longs couloirs, des escaliers, des portes entrouvertes, des regards inquiétants… on éprouve, dans la première partie du film, la désagréable impression d’être sans cesse espionné. Même les images traduisent ce sentiment. Jamais véritablement fixes, rarement mobiles, elles tremblent presque comme l’individu devant la toute puissance de l’Etat totalitaire. A ces mouvements de caméra presque imperceptibles vient se rajouter la photographie blafarde d’Yves Angelo qui, plus froide encore que celle de La Vie des Autres, finit d’immerger complètement le spectateur dans la déprimante grisaille moscovite et dans l’incertitude terrifiante des Soviétiques. Incertitude au quotidien tant la menace d’être dénoncé par un chef jaloux, un voisin mécontentent ou un concierge fouineur pèse sur les épaules de chacun ; incertitude du lendemain tant les assassinats, les tortures, les disparitions sont monnaie courante sous Staline ; mais incertitude également de l’attitude des autorités : pas de ligne politique claire, mais des décisions incompréhensibles oscillant entre la sanction et la promotion, comme une jeune urologue et magnétiseur va le vivre lorsque Staline, au seuil de la mort, choisit contre toute attente, de la prendre comme médecin personnel.
C’est que les voies du Petit père des peuples sont elles aussi impénétrables. Clef de voûte du système soviétique qui vit au rythme de ses humeurs, Staline ne doit lui aussi être qu’incertitude. Le jeu d’André Dussolier soutient brillamment le projet artistique de Marc Dugain. Travaillé à partir de discours officiels, il relève davantage de l’interprétation personnelle que de l’imitation du personnage historique. Si le visage vieilli et empâté d’André Dussolier, si son œil mi-clos, sa tête haute, son regard prédateur, sa démarche paysanne donnent une impression de réel, sa voix grave et mélodieuse réussit surtout à retranscrire le charisme aussi fascinant qu’inquiétant de Staline. Doux et pervers à la fois, sympathique et cruel, Staline version Dussolier érige la cyclothymie en appareil à déstabiliser et détruire son entourage.
Alors qu’elle se fixe clairement comme objectif de pénétrer dans le pouvoir totalitaire soviétique par la voie de l’intime, Une exécution ordinaire constitue-t-elle pour autant un angle d’approche intéressant pour traiter, en classe de troisième et de première générale, le programme d’histoire sur les totalitarismes ? Bien entendu, on retrouve dans le long-métrage des thématiques étudiées en classe : dénonciation, terreur, assassinat, pratiques totalitaires et omnipotence de Staline…L’essentiel n’est pourtant pas là, car Une exécution ordinaire laisse davantage de place à l’interprétation personnelle qu’historique de la période. Si le complot des blouses blanches (qui a conduit, en 1952, à l’exécution des médecins juifs de Staline) sert de point de départ à Marc Dugain, il constitue cependant la seule véritable allusion historique du film. Son objectif était surtout de faire du fantôme de Staline un personnage de fiction capable de s’immiscer dans les couples et de nuire à leurs amours.