Mr Turner©Diaphana Distribution

Mr. Turner : portrait de l'artiste en vieil homme

Critique
de Mike Leigh
150 minutes 2014

Nul n'est un grand homme pour sa bonne, semble nous dire Mike Leigh dans ce biopic qui s'attache aux dernières années de la vie du grand peintre anglais Joseph Mallord William Turner (1775-1851). Travailleur acharné, obsédé par son art, Turner n'a tout au long du film pas un regard pour sa servante, "cœur simple" à la Flaubert, même quand il assouvit sur elle de brusques pulsions sexuelles. Porté tout au long des 2 h 30 de film par un Timothy Spall tout en grimaces et grognements, le portrait est toutefois plus nuancé et complexe que cela : concubin démissionnaire (pour sa première compagne), père et grand-père dénaturé, Turner est en même temps dépeint en fils aimant (son père barbier était devenu son assistant), capable d'empathie envers un collègue impécunieux ou un vieil homme…

Tout biopic de peintre par un cinéaste pose invariablement deux questions : celle de l'autoportrait et celle de la confrontation du cinéma à l'art pictural. Il est difficile de répondre à la première question tant Mike Leigh est un réalisateur secret sur ses intentions, mais il est évident que Mr. Turner est un film réflexif (comme Topsy-Turvy en son temps — 1999 — qui racontait la relation entre les maîtres de l'opérette Gilbert et Sullivan), qui interroge la position morale de l'artiste dans la société. Quant à la confrontation entre peinture et cinéma, le film est d'une grande — mais sobre — beauté plastique, tirant parti de la lumière du Sud de l'Angleterre dans sa description d'un XIXème siècle pré-industriel, ou "anti-dickensien" comme le définit le chef-opérateur du film. Mr. Turner s'inscrit ainsi dans la lignée de Barry Lyndon de Stanley Kubrick ou Tess de Roman Polanski (dont la version restaurée avait été présentée il y a trois an à Cannes) autres chefs d'œuvre ayant puisé leur inspiration visuelle dans la peinture anglaise.

Mais le grand intérêt du film est la topographie riche et précise qu'il dresse du "champ" (au sens bourdieusien du terme) de la peinture anglaise au milieu du XIXème siècle : structuration d'un goût "officiel" par la Royal Academy of arts (fondée en 1768) et son exposition annuelle (équivalent du fameux "Salon" français), rivalités entre peintres (dont celle entre Constable et Turner), passage du mécénat traditionnel (l'aristocrate du début du film qui entretient un aréopage de peintres dans son château) à un véritable marché de l'art (le capitaine d'industrie Gillot — auto-défini comme un "self made man" —, qui à la fin du film propose à Turner de lui acheter l'ensemble de ses toiles). A cet égard, Turner est un sujet passionnant car il occupe une place charnière : à la fois peintre "officiel" (il entre à l'Académie très jeune) pétri de culture classique, et expérimentateur, précurseur de l'impressionnisme voire de l'abstraction lyrique…

Par l'ampleur et la richesse de sa vision, le film invite donc à considérer l'œuvre de Turner non seulement comme l'expression d'une personnalité unique, mais comme un "fait social total", comme y invitait Bourdieu analysant la peinture de Manet (voir le récent Manet, une révolution symbolique. Cours au Collège de France (1998-2000)). A ce titre il peut être utilisé de manière fructueuse, pour ceux que ne découragera pas sa longueur, en Histoire des Arts et en Anglais au Lycée.

Pour aller plus loin
> Turner à la National Gallery
> Turner par le site du Grand Palais (avec un dossier pédagogique)