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Ouvrir la voix : entretien avec Amandine Gay

Entretien
de Amandine Gay
122 minutes 2017

À quel moment avez-vous ressenti le besoin de faire ce film ?

Amandine Gay : J’ai commencé à penser à ce film en 2013, au moment où j’ai décidé de partir m’installer au Québec. Comme d’autres femmes noires avant moi, je faisais le choix de quitter la France. Mais je voulais laisser une trace de ma vie ici.

Pourquoi avoir choisi cette forme documentaire ?

A.G. : C’est une longue histoire ! J’ai travaillé un temps comme comédienne, et on me proposait quasi-exclusivement des rôles de de droguée, de prostituée ou de sans-papiers. Le cinéma français souffre d’un très grand vide dans la représentation des femmes noires par des femmes noires. Lorsqu’il y a des femmes noires dans les films, elles sont quasiment toujours pensées, filmées par des personnes blanches. Ce qui donne naissance à des représentations très stéréotypées, souvent tragiques et sensationnalistes. Dans la majorité des films français, les femmes noires ne sont pas les agentes de leur émancipation, elles sont très passives. Et moi, j’en avais marre de passer des auditions où on me demandait de « faire l’accent africain ».
J’ai donc cherché à écrire mes propres rôles. Mais on est arrivé à un point où la représentation des femmes noires est tellement stéréotypée que le stéréotype devient la réalité que pensent connaître un certain nombre de producteurs. Donc quand on leur amène des récits où évoluent des femmes noires non-stéréotypées, ils nous répondent que ces femmes-là n’existent pas en France. C’est ce qu’on m’a dit quand j’ai commencé à écrire des programmes courts de fiction, dans l’espoir de changer la représentation des femmes noires.
Voyant que je n’arrivais à rien au sein de l’institution, comme comédienne ou comme scénariste, j’ai cherché ce que je pouvais faire en autonomie. Je suis alors revenue au documentaire, par lequel j’étais attirée depuis longtemps. C’est en effet un espace qui laisse le temps d’explorer la réalité, en plus d’être un médium que je pouvais construire avec mes propres moyens.

Pourquoi avoir choisi comme sujet « être une femme noire en France et en Belgique » plutôt que « être Noir en France et en Belgique » ?

A.G. : La spécificité de ce que c’est que d’être une femme noire n’est jamais abordée. Les femmes noires disparaissent soit dans la catégorie « femme » soit dans la catégorie « noir ». Moi, je voulais montrer comment le racisme informe le sexisme, et inversement. On ne vit pas de la même façon le racisme selon qu’on est un homme et une femme. Or, comme je suis moi-même une femme noire, l’expérience du racisme que je connais, c’est celle vécue par les femmes noires. Je voulais donc partir de ce que je connais et vis, et révéler cette articulation entre « femme » et « noire ».

Comment avez-vous trouvé et/ou choisi les 24 femmes qui témoignent dans votre film ?

A.G. : À partir de septembre 2013, j’ai rencontré 45 femmes pour des pré-entretiens, qui duraient entre deux et trois heures. À chacune, j’expliquais ce que je voulais raconter dans le film. Ensuite, le seul critère de choix a été : est-ce qu’elles veulent en être ou pas ? Comme le film était très écrit et structuré dès le départ, il fallait accepter d’être dans un documentaire qui parle autant de sexualité que de religion, autant de dépression que de rapport à la maternité. Il fallait que les femmes qui allaient témoigner dans le film acceptent de rentrer dans ma narration.

Dans le film, la plupart des femmes que vous interviewez vous tutoient. Ce sont toutes des proches ?

A.G. : Non, pas toutes. Mais à partir du moment où le groupe de 24 femmes a été constitué, j’ai organisé des soirées chez moi, pour qu’elles se rencontrent et échangent entre elles. J’ai fait un long travail pour gagner leur confiance, et je l’ai gagnée grâce à la qualité de mon travail et l’intégrité de mon propos. Mais cette confiance était essentielle pour atteindre une qualité de parole telle qu’on l’entend dans le film.

« Ouvrir la voix » est un titre clairement militant, puisqu’il incite à une libération de la parole. Comment ce titre vous est-il venu ?

A.G. : Le premier titre était « Nous sommes la somme de nos différences ». Mais quand, au cours des pré-entretiens, j’ai discuté avec les 45 femmes qui m’avaient contactées, il est systématiquement ressorti qu’elles souhaitaient témoigner parce qu’elles en avaient marre qu’on leur confisque la parole. Cette question de la parole (sa légitimité, sa confiscation) était tellement omniprésente que je me suis dit qu’il fallait que je titre là-dessus plutôt que sur la diversité de nos communautés.

Comment avez-vous décidé des sujets que vous alliez aborder, en entretien et dans le film ?

A.G. : La narration du film suit mon parcours. Il commence au jour où on découvre qu’on est noir, et où l'on prend conscience de ce que cela signifie dans une société postcoloniale et/ou post-esclavagiste. Et il se termine le jour où on décide, ou non, de quitter la France. Entre les deux, il explore les grandes thématiques auxquelles sont confrontées les femmes noires.
Je voulais également qu’il y ait des échos entre différents thèmes à l’intérieur du film. Par exemple, on parle au début des cheveux crépus comme étant une question intime, qui joue sur l’image de soi, sur le rapport que l’on a à la beauté. Mais ensuite, quand on s’intéresse à la question de la discrimination au travail, on voit que les femmes noires doivent développer des stratégies capillaires pour être employables. Des échos comme celui-ci permettent, sans lourdeur, d’expliquer que le privé est politique.

À quel point a-t-il été difficile pour vous de tourner ce film ? De vous immerger, pendant deux ans, dans la parole de ces femmes ?

A.G. : Ça a été très intense, à un point que je n’avais pas anticipé. J’ai fait les premiers entretiens en septembre 2013, puis j’ai tourné entre juin et décembre 2014. À la fin du tournage, j’étais épuisée, et complètement démoralisée. Heureusement, certaines contraintes m’ont permis de souffler. Comme nous n’avions plus d’argent à la fin du tournage, nous n’avons pu monter le film qu’en août 2016. Ce temps-là a été salutaire, car j’étais vraiment affectée par tout ce que j’avais entendu pendant le tournage.

Parlons de l’école. À quel point participe-t-elle à la discrimination contre les jeunes filles et les femmes noires ?

A.G. : Tant qu’on n’aura pas de statistiques ethniques, on ne saura pas à quel point l’école discrimine. Il serait vraiment temps de savoir, par exemple, quelle est la proportion d’enfants noirs envoyés vers les filières techniques et professionnelles, et en particulier vers celles qui ne mènent à rien. Mais pour le moment, nous n’avons pas de chiffres : on ne sait pas ce qu’il se passe, et on ne peut donc pas mettre en place des mesures correctrices d’inégalités.
Cela étant, certaines observations permettent de prendre conscience de l’ampleur des discriminations envers les jeunes filles noires. Quand, autour de moi, j’ai commencé à parler de discrimination à l’orientation, je me suis rendue compte que tout le monde avait une histoire à raconter sur le sujet. On entend certaines de ces histoires dans le film. Mais ce n’est que de l’observation, pas une enquête sociologique. Ce n’est pas comme ça que l’on met en place des changements institutionnels.

Mais l’école, telle qu’elle est aujourd’hui, peut-elle tout de même jouer un rôle dans la lutte contre le racisme ?

A.G. : J’ai l’impression que la participation de l’école à la lutte contre le racisme repose quasi-uniquement sur les épaules des professeurs. Mais c’est à l’institution de s’en charger ! Une question aussi importante ne peut pas dépendre de la bonne volonté des professeurs. L’Etat doit jouer son rôle dans la mise en place de l’égalité réelle au sein de notre société, notamment à l’école.

Pourquoi, selon vous, est-ce important de montrer le film à des jeunes, notamment des jeunes filles noires ?

A.G. : J’aimerais que des jeunes filles noires voient le film car il peut les aider dans leur prise de conscience politique. Quand on n’a pas un parcours militant, il est parfois compliqué de comprendre que ce qui nous arrive est politique. On se dit que ceux qui nous maltraitent sont juste des cons, des ignorants. Et les autres nous répètent qu’on est susceptible ou qu’on voit le mal partout. Le film montre que ce n’est pas le cas : les mauvaises expériences que vit une jeune fille noire sont communes à plein d’autres femmes noires. Les jeunes filles qui verront le film se sentiront, je l’espère, moins seules : ce qui m’arrive est arrivé à d’autres, et ces autres disent que ce n’est pas normal ; il est donc légitime pour moi de dire que ce qui m’arrive n’est pas normal. C’est la première étape vers une libération de la parole.

Seulement la première étape ?

A.G. : Il faut avoir un minimum de réalisme sur ce que peut un film ! Lars Von Trier dit qu’un bon film, c’est comme un caillou dans ta chaussure. Je ne pense pas que les gens, en sortant du film, vont immédiatement libérer leur parole. Mais j’espère que le film fonctionnera comme un caillou dans leur chaussure. On peut aussi penser à une petite molette, que l’on pousserait d’un cran, puis d’un autre, puis d’un troisième. Mon film est un cran dans la prise de conscience de ce qui nous arrive, de qui on est, que l’on appartienne à une minorité ou à une majorité.

Dans votre film, de nombreuses protagonistes parlent des États-Unis de manière très positive. Pourtant, on a l’impression que le racisme y est encore plus fort qu’en France (avec notamment les violences policières qui s’y passent). C’est une vision biaisée ?

A.G. : Les Blancs ont cette vision là, pas les Noirs. C’est aussi en ça que nos expériences de vie sont très différentes selon qu’on est Noir ou Blanc : pour nous, le racisme commence par la France. On n’a pas besoin de se représenter le racisme comme cette chose très violente qui existe aux États-Unis, parce que le racisme est notre quotidien. Pour le groupe majoritaire (les Blancs), parler du racisme américain permet de ne pas parler du racisme en France, de se dédouaner. Et c’est très intéressant parce qu’au Québec, en Belgique et en Suisse, le pays pointé du doigt comme étant particulièrement raciste, c’est la France. Chacun déplace le problème.

La question de l’éclairage des peaux noires a fait surface ces derniers temps, notamment pour le film Moonlight ou la série Insecure. Comment avez-vous conçu l’éclairage des visages des femmes que vous filmez ?

A.G. : Quand j’étais comédienne, on m’a souvent dit qu’on ne m’embauchait pas parce qu’il était plus difficile d’éclairer des peaux noires, et donc plus compliqué d’avoir une personne noire sur un plateau. J’ai donc voulu faire la preuve par l’exemple : vous dîtes que les peaux noires sont difficiles à éclairer, je fais un film en lumière naturelle, avec un esthétisme très poussé, pour vous montrer que les peaux noires réfléchissent très bien la lumière. Le tout est de savoir les photographier. Ce que sait très bien faire mon directeur de la photo, Enrico Bartolucci, qui a longtemps travaillé avec les danseurs noirs des résidences hip-hop de la Villette.