Petites et grandes causes de la chute de l'U.R.S.S.

Critique
de Christian Carion
113 minutes 2009

D’un côté un grabataire qualifié de "vieux con", de l’autre un ancien acteur amateur de western, au milieu un socialiste guindé… et tout en bas, un couple improbable composé d’un traître idéaliste et d’un jeune Français dépassé par les événements. Le monde de la Guerre froide, tel qu’il est présenté dans L’Affaire Farewell, se scinde en deux  blocs, eux-mêmes structurés par deux univers parallèles. Si Christian Carion s’attarde sur les relations diplomatiques tendues entre Mitterrand et Reagan, il se focalise surtout sur les deux hommes à l’origine de "la plus grande affaire d’espionnage du XXème siècle" (dixit Ronald Reagan et l'affiche du film), qui a permis de démanteler un gigantesque réseau d’agents soviétiques chargés par Brejnev de surveiller différents lieux stratégiques occidentaux (la Nasa, la Maison-Blanche, les bases françaises de sous-marins nucléaires…).

La réussite du long métrage réside dans l’art subtil du réalisateur de décortiquer les relations unissant ces deux mondes : celui des Grands conseillés par les services secrets et celui des "taupes" empêtrés dans la vie quotidienne. Ce sont bien les soubresauts de l’articulation entre ces deux univers qui rythment le film et entraînent le spectateur dans la folle entreprise de Pierre Froment (G. Canet) et de Sergueï Grigoriev (E. Kusturica). Porté par son désir de sauver le modèle communiste alors sclérosé par la nomenklatura brejnévienne, le colonel du KGB choisit, au cours de l’été 1981, la voie de la trahison en livrant au camp adverse des informations hautement confidentielles. Partagés entre la suspicion, l’angoisse d’être neutralisés par les Soviétiques et l’obligation impérieuse de réagir face à des révélations aussi fracassantes, les dirigeants occidentaux sont contraints de suivre Grigoriev et de se plier à ses exigences. La taupe soviétique, désormais surnommée "Farewell", refuse les règles classiques du contre-espionnage, impose comme intermédiaire le jeune et naïf Froment contre les souhaits de la D.S.T. et décide de transmettre, selon son propre calendrier, les dossiers top secret de son choix. Après le démantèlement des services secrets soviétiques établis en Allemagne, en Ecosse comme à Washington, les puissances occidentales reprennent la main et décident, contre la volonté de l’ingénieur français, de livrer Farewell au KGB afin de sauver leur réseau d’espions implantés en U.R.S.S. Situé à la croisée entre l’univers cynique des espions de John Le Carré et la description réaliste des sphères du pouvoir politique (comme chez le Stephen Frears de The Queen ou l’Oliver Stone de Nixon), L’affaire Farewell ouvre une fenêtre sur le monde des années 1980. Il constitue à cet égard un angle d’attaque stimulant pour aborder en classe de Troisième et de Terminale les relations internationales et la chute de l’URSS. Plus encore qu’un simple miroir de la réalité historique, il permet d’apprécier la pluralité des facteurs qui ont amené l’empire soviétique au bord du gouffre. En entrecroisant ainsi le monde de Grigoriev qui décide, seul, de restaurer l’idéal communiste dans un pays en déliquescence et celui des dirigeants occidentaux décidés à abattre le système soviétique par la course aux armements et par le contre-espionnage, Christian Carion passe en quelque sorte de la petite à la grande Histoire. L’affaire Farewell pourrait bien être considérée comme un patchwork intelligent des causes circonstancielles et des causes profondes habituellement convoquées pour expliquer la tragédie soviétique de la fin du XXème siècle. Des circonstances nées durant la décennie 1980 qui ont accéléré la fin de la Guerre froide, on retiendra ainsi surtout le jeu diplomatique des puissances occidentales et leur ingérence dans les affaires soviétiques par le biais des espions tout comme des entreprises implantées en U.R.S.S. Motivé par la volonté de passer pour un "bon occidental", François Mitterrand, qui a alors nommé dans son gouvernement des ministres communistes, décide de transmettre l’intégralité des informations livrées par Farewell aux Etats-Unis. Ronald Reagan, dont l'appréhension des relations internationales se limite le plus souvent à la seule crainte des communistes, charge ses conseillers de les mettre à profit pour porter un coup mortel aux services secrets soviétiques. Pris à la gorge, Gorbatchev reconnait lui-même que les révélations de Farewell font prendre à l’URSS dix ans de retard dans la course aux armements. Le coup est tel qu’il condamne les réformes (perestroïka) entreprises pour sauver le modèle soviétique. Les heurs et malheurs de la vie quotidienne de Grigoriev permettent quant à eux de mettre en avant les principales causes profondes qui ont provoqué la chute de l’U.R.S.S. La caméra s’attarde ainsi longuement sur les dysfonctionnements de la société soviétique. Terrorisé par les arrestations arbitraires, surveillé par l’appareil d’Etat, étouffé par les mises en scène politiques et les monuments à la gloire du régime, confronté aux problèmes de ravitaillement alimentaire, le peuple soviétique, à l’image du fils de Grigoriev, ne rêve que d’Occident. Les rocks endiablés de Freddy Mercury, les chansons de Léo Ferré, les poèmes d’Alfred de Vigny mais aussi le cognac et le champagne sont autant de voies vers un exil intérieur, indispensable pour oublier une société folle qui va jusqu’à photographier de jeunes mariés sur un char d’assaut ou bien encore qui doit tromper la vigilance des micros en montant le son des chaines hifi. L’entreprise de Christian Carion est aussi méritoire que salvatrice. Après un long métrage (Joyeux Noël, 2005) discutable sur le plan historique (tant la focalisation sur les actes de camaraderie sur le front de 1914 pouvait faire douter de la réalité des sentiments nationalistes qui animaient les troupes françaises et allemandes lors de la Première Guerre Mondiale), il s’attache dans L’Affaire Farewell à ne pas violenter l’histoire. Si le scénario respecte le cours des événements, il réussit surtout à brosser un tableau inspiré du monde des années 1980 et de la complexité des tensions diplomatiques qui l’animent. Il se distingue par ailleurs par son originalité en s’attaquant à un genre auquel les cinéastes français n’ont jamais véritablement réussi à se confronter, si ce n’est en le parodiant avec OSS 117.  Inhabituel, intelligent et stimulant… autant de qualités dont ne pouvait se targuer "ce vieux con de Brejnev" !