"Raconter l’histoire de la Révolution française dans un film est impossible"

Entretien
de Robert Enrico et Richard T. Heffron
324 minutes 1989

En les revoyant aujourd’hui, près de vingt ans après leur sortie en salles, comment jugez-vous les deux films de Robert Enrico (Les Années Lumière) et Richard T. Heffron (Les Années terribles) ?

En préambule je voudrais souligner la distance énorme qui sépare le travail de l’historien et celui du scénariste ou du réalisateur de film (cinéma et télévision). Le travail de recherche de l’historien, comme tout travail de recherche scientifique, nécessite des hypothèses et des sources. L’historien n’est pas censé couvrir tous les champs d’une question, il peut se contenter, par exemple, d’une étude très parcellaire, voire pointilliste. S’appuyant sur des sources  validées,  et partant d’hypothèses qu’il faut parfois modifier — l’orientation de son travail peut fréquemment varier -— il tente de donner à connaître et à comprendre la passé, parfois en cherchant des clés d’intelligibilité pour le présent. Le travail du cinéaste — scénariste ou réalisateur — est bien différent dans la mesure où, avec les données acquises de la part des historiens, il doit faire une oeuvre de spectacle et prendre en compte prioritairement le public. Cela suppose la clarté de l’écriture du scénario (en quelques secondes, le public doit comprendre la scène et en identifier les protagonistes), l’attractivité et la variété de la mise en scène, l’efficacité du montage pour solliciter l’intérêt du public et ne pas le perdre en route... C’est une gageure lorsqu’il s’agit d’un film d’histoire (dont la narration est nécessairement complexe) a fortiori pour les films « en costumes »… C’est pour cela que raconter l’histoire de la Révolution française dans un film est impossible. Ceci posé, on peut dire que les deux films de Robert Enrico et Richard T.Heffron sont des films ambitieux et minutieux. Ils sont tous deux de bonne facture, avec des omissions mais peu d’erreurs et un souci de la reconstitution du détail (les décors, les costumes, les mises en images de quelques événements « cultes » comme le serment du Jeu de Paume). Et pourtant une impression de lassitude se dégage, en particulier du second volet, Les Années terribles, qui décrit les événements les plus noirs de la Révolution (massacres et guillotine), sans que le spectateur ne soit éclairé sur les enjeux politiques (centralisme ou fédéralisme, démocratie directe contre représentative, etc.).

La Révolution française de R. Enrico et R. Heffron prétendait offrir une vision sinon objective, du moins équilibrée et apaisée, de l’histoire de la Révolution française… Cela vous paraît-il possible ?

Vision équilibrée et apaisée, sans doute oui, en particulier dans le film Les années Lumière. Mais  c’est surtout une vision qui correspond le plus et le mieux à l’histoire scolaire, enseignée jusque dans les années 1980, avec un consensus autour de la déclaration des droits de l’homme, l’accent mis sur quelques protagonistes comme le roi, Danton, Desmoulins et Saint-Just, et un rejet de la violence (celle des massacres de Septembre et celle de la guillotine en 1793-1794).

Le film est sorti en 1989, à l’occasion du bicentenaire de la Révolution. Vous paraît refléter les débats historiographiques, ou en tout cas l’ambiance de l’époque ?

Guère. L’accent mis sur les protagonistes, leurs réflexions personnelles, les relations amicales et familiales qui guideraient leurs actes, a remplacé les réflexions sur la conjoncture, la crise économique et sociale, les forces populaires… La dynamique de la Révolution repose sur les figures de Danton et de Desmoulins qui sortent héroïsées, même après leur exécution : on pense à la scène finale, inventée, montrant leurs familles et surtout leurs enfants priant dans une église, alors que la voix-off de Danton reprend quelques unes des grandes phrases qu’il a prononcées lors de son procès. Le débat ouvert par François Furet — qui reprenait d’ailleurs quelques écrits de la fin du XIXème siècle comme ceux de Tocqueville et d’Augustin Cochin —, porte davantage sur le glissement nécessaire des discours, et donc des actes, vers le jusqu’auboutisme révolutionnaire. L’ouverture du film sur la rencontre de l’élève Robespierre avec le roi — l’humiliation de l’orphelin boursier qui débite sous la pluie son compliment à un roi qui ne sort même pas de son carrosse — met l’accent sur une psychologisation de l’Histoire bien antérieure, qui remonte même à Michelet, en tous cas à Max Gallo (Robespierre, histoire d’une solitude, 1968). Les deux films, qui font la part belle à Danton, montrent cependant la rivalité de deux personnalités, Danton et Robespierre, dans la grande tradition du vieux débat Aulard-Mathiez, en faisant pencher les sympathies vers Danton, donc vers Aulard. Rien de tel alors, dans les années 1980, chez les historiens de la Sorbonne, Soboul puis Vovelle et Mazauric. Enfin, les films penchent également vers la fameuse question des
« circonstances » — guerres extérieure et intérieure — même si la guerre en Vendée est quasiment absente. Le seul indice qui marquerait une interprétation plus « furetienne » réside dans les débats (Les Années terribles) à propos de la création d’un tribunal révolutionnaire qui, pour Danton, devrait être une instance de justice légale (avec avocats, droit à la parole etc.) après les massacres de Septembre. Danton le répète d’ailleurs lors de son procès quand le président ne veut pas donner la sentence publiquement, contrairement à la loi.    

Vingt ans plus tard, les débats sont-ils toujours aussi vifs ?

Oui, les débats sont toujours vifs, mais se cantonnent à la sphère des historiens car les manuels scolaires, comme les oeuvres « grand public », ont choisi de mettre en valeur des personnages. On note d’ailleurs déjà dans ces films la présence importante de la reine, quasiment absente des manuels scolaires dans les années 1980, alors qu’elle est très présente aujourd’hui. La figure de la République n’apparaît pas dans ces deux films.

Que pensez-vous du découpage chronologique opéré par le film, qui interprète la Révolution française comme une période allant de la réunion des Etats-Généraux au 10 Thermidor… ?

C’est le découpage traditionnel issu à la fois des historiens radicaux du XIXème siècle et de ceux de la IIIème République qui considéraient la période directoriale comme réactionnaire et brouillonne, responsable par ses échecs du coup d’Etat de Brumaire. François Furet a bien analysé les conséquences du choix de telle ou telle date terminale, en choisissant pour sa part les années 1880. Mais généralement on accepte Brumaire — 1799 — comme date terminale, car les travaux sur le Directoire ont bien progressé depuis vingt ans.   

Et le choix de scinder le film en deux « époques » : Années Lumière et Années terribles ?

C’est un choix médiatique, quasiment de propagande ou d’auto-suggestion, qui souhaite défendre une vision « apaisée » de la Révolution, autour des Droits de l’Homme, bien loin du « Bloc » que défendait Clemenceau. Tout se passe comme si, en surplomb chronologique des événements, deux siècles plus tard, on distribuait des qualificatifs comme d’autres des bons points.

Le Roi, Danton et Desmoulins, Robespierre, La Fayette… Vous avez beaucoup travaillé sur les caricatures révolutionnaires : pouvez-vous nous dire quelques mots sur la façon dont ces personnages sont représentés dans le film ?

Le roi est représenté de façon ambivalente, entre faiblesse et malice dans le regard du comédien (Jean-François Balmer). Les scénaristes n’ont pas insisté sur  l’atmosphère de la cour à Versailles : lors du banquet des gardes du corps de la reine, on les voit bien arracher les cocardes tricolores mais on ne les voit pas arborer les cocardes noires, couleurs de la reine et donc de l’Autriche. Louis XVI est qualifié de « gros cochon » un peu trop tôt : ce n’est qu’au printemps 1791, à l’occasion du refus des décrets constitutionnels sur l’Eglise, que la confiance du peuple dans son roi commence à vaciller. Après Varennes, il est un cochon, un nul, M. Veto etc... ce qui n’est guère visible. La reine des caricatures est beaucoup moins sérieuse et réservée que celle du film : il est vrai que le film débute avec la Révolution et le deuil du fils. Les caricatures, en geste de combat, en restent toujours à l’Autrichienne débauchée, croqueuse de diamants et agent de l’étranger (il n’est fait aucune allusion dans le film à sa correspondance avec Dumouriez). Robespierre est exactement tel que les contemporains l’ont décrit : il est même montré moins froid que sa légende (cf ses jeux avec le fils Desmoulins). Son visage, lorsqu’il est placé sous la guillotine, est très ressemblant aux caricatures thermidoriennes. Rien à dire sur Danton et Desmoulins car il n’y a pas de caricatures politiques pendant la Terreur et ils ne pouvaient pas être l’objet de caricatures avant — les royalistes, qui commencent leur campagne de dessins fin 1790, mentionnnent simplement « l’ânon Desmoulins » et se déchaînent plutôt sur d’autres (Bailly,  Gorsas, Brissot, Barnave, ce dernier curieusement absent du film). La Fayette, qui fait corps avec son cheval blanc, est bien le général « sans-tord » ou « centaure », le « blondinet » comme ses ennemis, nombreux et de tous bords, le dépeignaient.

Ce parti pris de donner la part belle à des «personnages» ne trahit-il pas la dynamique révolutionnaire ?

La « dynamique révolutionnaire » renvoie à la conjoncture de la fin du XVIIIème siècle, qui voit un véritable basculement du monde des monarchies anciennes — Amérique coloniale, Pays-bas autrichiens, Pologne sous tutelle russe, etc.— dont l’action de quelques protagonistes ne peut rendre compte à elle seule. Mais la « dynamique révolutionnaire » est un concept abstrait, difficile à rendre au cinéma, sauf lorsqu’il est en phase avec son époque (voir La Marseillaise de Jean Renoir en 1938, entre Front Populaire et cent-cinquantenaire de la Révolution).

D’après vous, que peuvent apporter ces deux films à la pédagogie de la Révolution française ?

S’ils ne sont pas des « grands films », au sens cinéphilique du terme, ces deux films sont sérieux et bien construits. Les professeurs d’histoire pourront aisément choisir une scène en contrepoint de leur cours : beaucoup peuvent être isolées, sur les événements comme la prise de la Bastille, le serment du jeu de paume ou les séances à l’assemblée, ou encore les débats entre Danton et Robespierre, ou enfin les deux figures très différentes de journalistes, Desmoulins et Hébert. La reconstitution des ateliers d’imprimerie est très bien faite. Cependant, si un extrait de film peut être utile à un cours d’histoire, il ne faut pas oublier que le cinéma est un art dont les ressorts ne sont pas ceux de la pédagogie.