Faust©Sophie Dulac Distribution

Re-lecture philo : Faust

Analyse
de Alexandre Sokourov
134 minutes 2012

« Au commencement était le Verbe », lit Faust dans le prologue de l’Evangile de Jean. La phrase répond de façon théologique à la question métaphysique de la cause première. Mais cette affirmation dogmatique ne convient pas à l’esprit curieux, et même insatiable, du savant, versé tant dans les savoirs institutionnels (médecine, droit, théologie, philosophie) que dans les savoirs ésotériques (astrologie, alchimie), qui percent les arcanes de la nature. « Au commencement était l’action », corrige finalement Faust pour lui-même dans la pièce de Goethe. Dans l’adaptation libre d’Alexandre Sokourov, la reformulation un rien blasphématoire se trouve déplacée dans la bouche de l’usurier Mauricius, figure bien triviale mais néanmoins inquiétante du tentateur méphistophélique.

Tout l’art de Sokourov tient, dans ce film d’une force plastique sidérante, à maintenir l’équilibre entre une lecture traditionnelle de la pièce et ces déplacements continuels. Si la représentation de Faust, dans le jeu à la fois physique mais en retrait de Johannes Zeiler, est bien celle d’un homme-démiurge qui croit pouvoir déceler et maîtriser les forces de la nature, faisant preuve d’une démesure fatale (l’hybris grecque), son pouvoir est d’emblée démystifié. Dans la scène d’ouverture, il ne peut trouver aucune trace de l’âme dans le cadavre qu’il éviscère, et il se voit raillé par son père, rebouteux tortionnaire, pour sa mauvaise médecine. De même, son assistant Wagner finit par lui ravir le secret de la création de la vie humaine ; il se présente à sa place à Marguerite avec un homunculus, ectoplasme à figure humaine enfermé dans une bouteille. Mais la pauvre créature, organisme sans indépendance, se trouve bien vite anéantie.  

La volonté de savoir de Faust et ses acolytes est d’ailleurs ravalée au rang de la libido sciendi stigmatisée par Pascal : une forme de concupiscence coupable, à l’origine de tous les maux des hommes (puisque Adam et Eve, dans la théologie chrétienne, n’ont pas su réprimer leur désir de connaître par eux-mêmes le bien et le mal, provoquant le péché originel). De fait, à de nombreuses reprises, le goût de la connaissance de Faust est ravalé au rang d’une pulsion scopique fortement érotisée : le plan du sexe masculin (du cadavre) en ouverture a pour pendant le plan sur le mont de Vénus de Marguerite, créature bien vivante. De même, la Nuit de Walpurgis, transformée en scène de lavoir, voit Faust découvrir le derrière de sa belle, ainsi que celui, monstrueux, de Mauricius. 

Qui l’emporte, de l’action ou de la contemplation ?
Une dialectique très forte travaille le film, mettant en tension le sujet (l’action de connaître) et la matière filmique (essentiellement contemplative). L’opposition entre l’autonomie de la science, qui se découvre une puissance créatrice, et l’obéissance au créateur, qui fonde la religion, est sous-jacente à la vision de Sokourov, mais elle n’est pas explorée pour elle-même. Elle est plutôt rassemblée en de magnifiques scènes picturales, qui fondent en visions homogènes Bruegel et Rembrandt, le baroque et le romantisme. De fait, la Renaissance comme le Sturm und Drang de Goethe sont des périodes d’affirmation de la coïncidence du faire créateur de l’homme avec l’énergie formatrice de la nature (voir l’extase de Faust face à un geyser), et les références à l’anatomie, l’astrologie ou l’alchimie, le système des analogies que l’on retrouve de Nicolas de Cues à Goethe plaident pour une telle continuité. Il est alors frappant de constater combien le pictorialisme exacerbé de Sokourov (visages nimbés, déformations, filtres de couleur) rend à la contemplation du monde toute sa jeunesse, mettant en évidence l’échec de Faust : coupé de la nature, il veut en percer les secrets, mais sans la regarder ni la respecter. Il ne peut alors que la détruire. Et le spectateur seul voit ce qu’il perd.

La bascule du monde
Épousant la trajectoire de Faust, Alexandre Sokourov dilue la dialectique entre la puissance technique de l’esprit et la contemplation respectueuse de la création ordonnée par Dieu pour montrer un monde en perpétuelle dérive, où le mal a (temporairement ?) triomphé du mal. Wagner répond à son maître qu’il ne croit pas au bien : « Le bien n’existe pas mais le mal, lui, existe bien ». Symbolisé par l’argent corrupteur de l’usurier, le mal contamine les rapports, et dissout toute frontière entre les valeurs (le prêtre est par exemple une des âmes inscrites sur la liste de l’usurier). Même l’amour a perdu de sa force rédemptrice. Dans une des plus belles scènes du film, Faust enlace Marguerite, prête à la noyade, pour finalement sombrer avec elles dans les eaux. 

Un archétype politique ?
Cette dérive irréversible d’un homme vers le mal explique peut-être pourquoi Sokourov, de manière explicite, fait de Faust le terme conclusif d’une tétralogie consacrée aux figures de la tyrannie (Taurus pour Lénine, Moloch pour Hitler, Le Soleil pour Hirohito). Si l’on en croit Platon, le tyran est d’abord un homme dont les désirs sont attisés jusqu’à la démesure et la confusion des valeurs, avant de s’enivrer du pouvoir. Dans La République, il écrit que, mû par sa nature animale désirante, il « ne distingue ni dieu, ni homme, ni bête ; aucun meurtre, aucun affreux aliment ne lui fait horreur en un mot, il n’est point d’infamie, point d’extravagance dont [il] ne soit capable. » (livre IX, 571d). Dans le film, l’usurier Mauricius incarne en lui-même une telle confusion perverse (il a le sexe attaché au dos, il se repaît de ciguë, assassine la mère de Marguerite, tente de s’accoupler avec une statue de la vierge dans une église) ; mais il joue aussi évidemment le rôle du tentateur qui séduit Faust et insinue en lui de semblables désirs, « jusqu’à ce que toute sagesse ait fait place à une fureur inconnue » (Platon, Idem, 573b).  A la fin du film, la démesure de Faust, parti en triomphateur vers des espaces vierges et mortifères, éclate dans une telle fureur. Débarrassé de son tentateur, le personnage n’éprouve plus de limites, et se perd dans une solitude dont la tyrannie est encore une fois le modèle.

[Faust d'Alexandre Sokourov. 2011. Durée : 2 h 14. Distribution : Sophie Dulac. Sortie le 20 juin 2012]