Re-lecture philo : Les trois singes

Re-lecture philo : Les trois singes

Après notre critique du film, vu et apprécié au Festival de Cannes 2008 (lire l'article : Les Trois singes : Secrets de famille), petit retour philosophique sur le film, aussi dense que noir, de Nuri Bilge Ceylan, Les Trois singes:

Les figures des trois singes, qui refusent d’entendre, de parler et de voir, renvoient aujourd’hui une image négative d’un déni de la réalité, d’un refus d’une confrontation au réel. Pourtant, comme le rappelle Nuri Bilge Ceylan lui-même, à l’origine, c’est-à-dire dans la philosophie de Confucius, cette faculté de distanciation était conçue comme une vertu. Cette même idée se retrouve dans la valorisation de l’indifférence dans la philosophie des Stoïciens, puisqu’elle nous permet de ne pas être troublé ni par le monde extérieur, ni par nos propres sentiments. Dans le film Les trois singes, cette prétendue indifférence ou cet aveuglement feint apparaissent comme un élément essentiel de la fluidité (toute relative) des rapports humains. Si des accès de violence, de la colère au meurtre, y sont représentés ou suggérés, d’autres sont précisément évités par la manière dont chacun des protagonistes prétend n’avoir pas vu certaines scènes ou pas entendu certaines paroles. Ainsi le fils prétend n’avoir pas entr’aperçu sa mère dans une situation d’adultère, le père cache le fait d’avoir reconnu la voix de son patron sur le téléphone portable de sa femme, le patron organise la dissimulation de son accident de voiture. Tous donc nient une part de la réalité qui renvoie à des agissements qui entachent leur image ou celle de l’autre. Derrière cette mauvaise foi, qui nous fait penser à l’analyse qu’en propose Sartre dans L’être et le néant, c’est en réalité le rapport de l’individu, non pas tant à la réalité qu’au monde idéal qu’il lui superpose. Ce qui caractérise notre recours à une forme de mauvaise foi, c’est finalement notre profond désir de ne pas être déçu par l’inadéquation du réel à la représentation que nous nous en faisons et qui souvent l’idéalise. La modification progressive de l’image de la mère, d’abord courageuse et dévouée, puis femme adultère, amante passionnée jusqu’à l’hystérie, illustre ce mouvement de dérive d’une apparence lisse et rassurante vers des manifestations plus violentes du chaos intérieur des sentiments. Dans la mauvaise foi, l’homme dissimule la part sombre de ses actes et de ses pensées, la part condamnable de ces décisions, pour ne plus garder à la surface de ses pensées que celles qui lui renvoient de lui-même une image satisfaisante. Ce petit marchandage intérieur, dans l’obscurité et le secret de la conscience est presque représenté dans l’une des derrières scènes où le père propose au jeune qui tient le café un marchandage avec un petit air de déjà-vu. C’est bien là également que se joue l’un des intérêts de ce film, dans ce marchandage et dans les compromis des hommes entre eux. Qu’est-ce qui se monnaie dans les relations entre les hommes ou plus exactement, qu’est-ce qui ne se monnaie pas ? Le patron monnaie sa liberté auprès de son employé qu’il fait emprisonner à sa place en lui faisant porter la culpabilité de l’accident de voiture, la mère monnaie l’avance sur l’argent promis auprès du patron pour payer la voiture demandée par son fils, le fils lui-même ne paie-t-il pas de sa personne en revenant blessé d’une rixe, laquelle apparaît comme un argument de poids pour décider sa mère à prendre son parti et à obtenir cette avance auprès du patron. La dernière scène déjà évoquée ne fait que reprendre cette idée, comme pour en signifier l’éternel recommencement. Il s’agit bien sûr ici de la puissance de conviction de l’argent, qu’évoquait déjà Marx dans les Manuscrits de 1844 lorsqu’il mettait en évidence la force quasi magique de l’argent capable de transformer mes faiblesses en forces, mes incapacités en puissance, mais plus généralement des différents moyens de pression d’un individu sur un autre, au rang desquels les sentiments, par le jeu des affects, modifient et bouleversent les relations de pouvoir et de dépendance entre les individus. Quelle part d’humiliation est-on ainsi prêt à supporter par intérêt, par amour ou par dévotion ? Si Les trois singes est traversé par l’expérience de la désillusion, c’est moins la marque d’une faiblesse morale de ces différents protagonistes que la révélation d’une inévitable déception de l’homme dans son rapport aux autres et à soi-même. Si nous sommes toujours plus ou moins déçus par les autres et par nous-mêmes, c’est parce que nos attentes sont toujours au-delà de ce que nous sommes en mesure d’exiger raisonnablement d’un être humain, toujours faillible et vulnérable. 

[Les Trois singes de Nuri Bilge Ceylan. 2008. Durée : 1 h 49. Distribution : Pyramide. Sortie le 14 janvier 2008]

Dans la même rubrique :Musée haut, musée bas de Jean-Michel RibesSoyez sympa rembobinez de Michel GondryValse avec Bachir de Ari FolmanFunny Games USA de Michael HanekeDe l'autre côté de Fatih Akin

 

Après notre critique du film, vu et apprécié au Festival de Cannes 2008 (lire l'article : Les Trois singes : Secrets de famille), petit retour philosophique sur le film, aussi dense que noir, de Nuri Bilge Ceylan, Les Trois singes:

Les figures des trois singes, qui refusent d’entendre, de parler et de voir, renvoient aujourd’hui une image négative d’un déni de la réalité, d’un refus d’une confrontation au réel. Pourtant, comme le rappelle Nuri Bilge Ceylan lui-même, à l’origine, c’est-à-dire dans la philosophie de Confucius, cette faculté de distanciation était conçue comme une vertu. Cette même idée se retrouve dans la valorisation de l’indifférence dans la philosophie des Stoïciens, puisqu’elle nous permet de ne pas être troublé ni par le monde extérieur, ni par nos propres sentiments. Dans le film Les trois singes, cette prétendue indifférence ou cet aveuglement feint apparaissent comme un élément essentiel de la fluidité (toute relative) des rapports humains. Si des accès de violence, de la colère au meurtre, y sont représentés ou suggérés, d’autres sont précisément évités par la manière dont chacun des protagonistes prétend n’avoir pas vu certaines scènes ou pas entendu certaines paroles. Ainsi le fils prétend n’avoir pas entr’aperçu sa mère dans une situation d’adultère, le père cache le fait d’avoir reconnu la voix de son patron sur le téléphone portable de sa femme, le patron organise la dissimulation de son accident de voiture. Tous donc nient une part de la réalité qui renvoie à des agissements qui entachent leur image ou celle de l’autre. Derrière cette mauvaise foi, qui nous fait penser à l’analyse qu’en propose Sartre dans L’être et le néant, c’est en réalité le rapport de l’individu, non pas tant à la réalité qu’au monde idéal qu’il lui superpose. Ce qui caractérise notre recours à une forme de mauvaise foi, c’est finalement notre profond désir de ne pas être déçu par l’inadéquation du réel à la représentation que nous nous en faisons et qui souvent l’idéalise. La modification progressive de l’image de la mère, d’abord courageuse et dévouée, puis femme adultère, amante passionnée jusqu’à l’hystérie, illustre ce mouvement de dérive d’une apparence lisse et rassurante vers des manifestations plus violentes du chaos intérieur des sentiments. Dans la mauvaise foi, l’homme dissimule la part sombre de ses actes et de ses pensées, la part condamnable de ces décisions, pour ne plus garder à la surface de ses pensées que celles qui lui renvoient de lui-même une image satisfaisante. Ce petit marchandage intérieur, dans l’obscurité et le secret de la conscience est presque représenté dans l’une des derrières scènes où le père propose au jeune qui tient le café un marchandage avec un petit air de déjà-vu. C’est bien là également que se joue l’un des intérêts de ce film, dans ce marchandage et dans les compromis des hommes entre eux. Qu’est-ce qui se monnaie dans les relations entre les hommes ou plus exactement, qu’est-ce qui ne se monnaie pas ? Le patron monnaie sa liberté auprès de son employé qu’il fait emprisonner à sa place en lui faisant porter la culpabilité de l’accident de voiture, la mère monnaie l’avance sur l’argent promis auprès du patron pour payer la voiture demandée par son fils, le fils lui-même ne paie-t-il pas de sa personne en revenant blessé d’une rixe, laquelle apparaît comme un argument de poids pour décider sa mère à prendre son parti et à obtenir cette avance auprès du patron. La dernière scène déjà évoquée ne fait que reprendre cette idée, comme pour en signifier l’éternel recommencement. Il s’agit bien sûr ici de la puissance de conviction de l’argent, qu’évoquait déjà Marx dans les Manuscrits de 1844 lorsqu’il mettait en évidence la force quasi magique de l’argent capable de transformer mes faiblesses en forces, mes incapacités en puissance, mais plus généralement des différents moyens de pression d’un individu sur un autre, au rang desquels les sentiments, par le jeu des affects, modifient et bouleversent les relations de pouvoir et de dépendance entre les individus. Quelle part d’humiliation est-on ainsi prêt à supporter par intérêt, par amour ou par dévotion ? Si Les trois singes est traversé par l’expérience de la désillusion, c’est moins la marque d’une faiblesse morale de ces différents protagonistes que la révélation d’une inévitable déception de l’homme dans son rapport aux autres et à soi-même. Si nous sommes toujours plus ou moins déçus par les autres et par nous-mêmes, c’est parce que nos attentes sont toujours au-delà de ce que nous sommes en mesure d’exiger raisonnablement d’un être humain, toujours faillible et vulnérable. 

[Les Trois singes de Nuri Bilge Ceylan. 2008. Durée : 1 h 49. Distribution : Pyramide. Sortie le 14 janvier 2008]

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