Tales of tales©Le Pacte

Tale of Tales : les monstres

Critique
de Matteo Garrone
0 minutes 2015

Après deux films fortement ancrés dans la réalité contemporaine (Gomorra, adaptation du livre du journaliste Roberto Saviano sur la Camorra, et Reality, parabole sur la télé-réalité), le réalisateur transalpin Matteo Garrone aura surpris son monde en annonçant le sujet de son nouveau film, Tale of tales (le film a été tourné dans la langue de Shakespeare) : l'adaptation de trois contes tirés du Pentamerone, recueil du napolitain Basile publié au XVIIe siècle. Comme s'il se réfugiait dans le rêve après avoir scruté la réalité. Faut-il renoncer pour autant à toute exégèse, tout rapprochement avec l’actualité, comme l’ont proclamé certains critiques, invitant plutôt à applaudir la réussite visuelle du film ou au contraire déplorant son esthétique trop lisse ?

C’est oublier un peu trop vite que les contes s’adressent aux parents autant qu'aux enfants et qu’ils soulèvent les continents d’un inconscient collectif noyé dans l’amnésie. Ces trois récits qui se croisent avec légèreté, comme par hasard, mettent en scène avant tout… des monstres, le film renouant en cela avec l'une des plus vieilles fonctions du cinéma. On retrouve ici un monstre marin digne d’Ovide, deux vieilles sœurs aux peaux tannées mais aux voix de sirène, une puce géante et un ogre… Mais dans une dialectique bien connue, le film nous montre que ces monstres n’en sont pas : la créature sous-marine est assassinée dans un paisible sommeil, les vieilles sœurs sont harcelées par un roi libidineux, la puce géante est un doux animal de compagnie, et l’ogre, comme King Kong en son temps, n’est qu’amoureux de la princesse. La monstruosité physique s’oppose ainsi, dans un schéma classique, à la monstruosité morale : celle de cette reine qui sacrifie tout, y compris son mari, à son désir d’enfant ; celle de ce roi libidineux qui n’est pas sans évoquer un Berlusconi ou un Strauss-Kahn ; celle encore de cet autre souverain plus attentif à sa puce domestiquée qu’à son unique fille… Comment ne pas lire dans le choix de ces trois récits la critique de dérives très contemporaines ? N’a-t-on pas entendu parler de ces italiennes qui enfantent à l’âge d’être grand-mères, grâce aux talents d’apprentis sorciers, quoi qu’il doive leur en coûter ? Le rêve de jeunesse éternelle n’est-il pas à l’heure actuelle la source de profits colossaux, et ne voit-on pas dans La vieille écorchée, la folie du bistouri qui s’empare de personnes âgées ? Enfin combien d’animaux domestiques accaparent nos vies au détriment de nos proches ou de notre sensibilité à la misère du monde ? Le monstrueux n’est là que pour rappeler que la vraie monstruosité se tapit au fond de nos âmes. Mais cela serait réduire aussi le propos du film dont le goût pour le sanguinolent évoque crûment une violence archétypale liée à celles de l’enfantement et de la mort. 

On retrouve bien des éléments des Contes de ma mère l’Oye, de cette "bibliothèque bleue" des temps passés, éminemment populaire, que les colporteurs diffusaient dans les campagnes et que Perrault en France a définie comme "moderne" contre une éducation classique, comme les frères Grimm afin de fixer le volkgeist allemand. Les lieux somptueux des Pouilles fournissent ainsi des décors qui échappent au temps, le seul regret demeurant que, production et casting internationaux obligent, l’italien ou ses dialectes aient laissé place à l’anglais. À l’heure de la crise, qu’est-ce que les contes peuvent nous dire de notre monde actuel ? La question posée par le film de Matteo Garrone semble traverser en filigrane cette édition cannoise, dont les sélections ont fait la part belle aux contes de toutes sortes (La Forêt des songes de Gus van Sant, Les Mille et une nuits de Miguel Gomes)…