Un Barrage contre le pacifique : riz amer
Marguerite Duras, Rithy Panh (l’auteur de S 21 la machine de mort khmère rouge), Isabelle Huppert : l’affiche proposée par Un Barrage contre le Pacifique était alléchante. Le film en reste hélas au stade des bonnes intentions, échouant à exprimer la dimension matricielle si particulière du roman de Marguerite Duras.
Bonne intention ainsi (ou trop évidente) que de confier à Isabelle Huppert un rôle de mère si proche de ses emplois récents (Home, Ma mère, La Pianiste) : dès la réplique inaugurale (« Tout est fichu »), lancée sur un ton désinvolte, son interprétation accuse le « métier » de l’actrice plus qu’elle ne rend justice au personnage de Duras. Manque chez elle comme chez ses comparses (Gaspard Ulliel qui roule des biceps, Astrid Bergès-Frisbey au contraire trop effacée) la subtile continuité entre hystérie et tendresse, la virtuosité de l’écriture toute en ondoiements et revirements : « Il faut vous dire, dit Suzanne que ce n’est pas de la terre, ce qu’on a acheté… – C’est de la flotte, dit Joseph. – C’est de la mer, le Pacifique, dit Suzanne. C’est de la merde dit Joseph. – Une idée qui ne serait venue à personne… dit Suzanne. La mère cessa de rire et redevint tout à coup très sérieuse. – Tais-toi, dit-elle à Suzanne ou je te fous une gifle. M. Jo sursauta mais il fut le seul. » Bonne intention également que d’imaginer que les origines cambodgiennes du réalisateur enrichiraient sa lecture du texte : mais en plaquant sur le roman une lecture anti-coloniale anachronique (Joseph donnant son fusil au caporal en lui disant « tu t’en serviras », la mère présentée comme une alliée objective des indigènes), Rithy Panh transforme la cruauté durassienne (la haine de la mère pour l'administration coloniale n'entame en rien sa supériorité raciale) en un discours dont la bien pensance est accentuée par la sagesse de la mise en scène. Car ce qui manque sans doute le plus à cette seconde adaptation du roman (après celle de René Clément) c’est la moiteur et le trouble qui imprègnent le roman, la sorte de crasse physique et morale qui colle aux personnages, ici toujours impeccablement habillés, peignés et maquillés : cette vision très aseptisée du roman de Marguerite Duras lorgne alternativement vers le romanesque d’Indochine (voir l’affiche du film, qui rappelle furieusement celle du film de Régis Wargnier) et l’érotisme de L’Amant de Jean-Jacques Annaud. Bref, les lycéens qui auront étudié en première cet ouvrage dans le cadre de l’objet d’étude sur le personnage de roman, pourront être intéressés par une adaptation classique, peut-être même ne seront-ils pas déçus de ne pas y trouver le venin qui fait la force de l’écriture de Duras. On conseillera aux autres de lire plutôt Un barrage contre le Pacifique, plus fort, plus violent, plus riche, et surtout incomparablement plus cruel, notamment dans sa description sans fard de la misère matérielle des colonisés.
[Un Barrage contre le Pacifique de Rithy Panh. 2008. Durée : 1 h 55. Distribution : Diaphana. Sortie le 7 janvier 2009]