La loi du marché©Diaphana Distribution

Vincent Lindon campe working class anti-héros qui illustre la violence du chômage

Critique
de Stéphane Brizé
93 minutes 2015

"À 51 ans, après 20 mois de chômage, Thierry commence un nouveau travail qui le met bientôt face à un dilemme moral. Pour garder son emploi, peut-il tout accepter ? " Le synopsis du nouveau film de Stéphane Brizé est éminemment trompeur. Le "dilemme moral", qu’il présente comme le nœud dramatique du film, n’émergera qu’à la toute fin, et sera résolu de plus anti-spectaculaire des façons. À l'inverse par exemple de Deux jours une nuit des frères Dardenne, le "film social" de l’édition précédente, pas de suspense haletant ou de coup de théâtre, pas de "scène à faire" ou de morceau de bravoure dans le film de Stéphane Brizé. L’âpre beauté de La loi du marché repose justement dans son refus obstiné de la dramatisation, au profit d’une attention aïgue à l’humanité de son personnage et à la richesse des situations.

Tourné à la manière d’un documentaire avec des non-professionnels, dans des lieux parfois trop exigus pour que la caméra y pénètre, le film chronique l’évolution de Thierry (Vincent Lindon), ouvrier licencié dont les allocations chômage touchent bientôt à leur fin, et qui finira par retrouver un job de vigile dans un supermarché, incarnant malgré lui la précarisation de la classe ouvrière et la tertiarisation de l’économie française. Au fil de séquences (souvent des plans-séquences) qui s’enchaînent chronologiquement mais sans transition, comme autant de blocs pris au réel, le film fait alterner l’intime (le repas pris en famille, le cours de danse) et le professionnel (le rendez-vous chez Pôle emploi, l’entretien d’embauche par Skype, les premiers pas dans le métier de vigile). Par petites notations impressionnistes, l’air de ne pas y toucher, Stéphane Brizé dessine cette impitoyable "loi du marché" : celle qui soumet tous les rapports sociaux aux mécanismes de l’offre et de la demande, et transforme chaque individu en produit soumis à leurs fluctuations. Ne pas savoir vendre (cf la scène où il négocie la vente de son mobil-home) ni surtout "se vendre" (l’employeur qui lui conseille de réécrire son CV) c’est le problème de Thierry, et le film montre très finement les ressorts de ce handicap social : une question de posture et d’attitude comme le souligne une cruelle séquence de training vidéo, mais surtout une absence de maîtrise du langage (que Vincent Lindon parvient à faire passer par quelques mots de trop, quelques expressions mal assurées) qui le met en situation d’infériorité face à ses interlocuteurs (c'était également la leçon du documentaire Les Règles du jeu).

Tout cela est montré sans manichéisme aucun : comme le souligne Stéphane Brizé "personne n’est vraiment méchant mais chacun à sa place, sans vraiment le vouloir (ou sans trop oser le voir), participe à la violence du monde". Thierry lui-même n'est ni une victime désemparée ni un "working-class hero". C’est un homme avec ses maigres biens (l’appartement encore à rembourser), ses petits plaisirs (les cours de danse pris avec sa femme, le mobil-home en bord de mer), ses fêlures (le handicap de son fils) et ses espoirs (lui offrir des études supérieures), un homme qui a renoncé à la révolte pour essayer de préserver sa "santé mentale" (comme il l'explique à ses ex-camarades), mais qui pour la même raison préférera retourner à la précarité que se faire le complice de l'horreur économique.

À l'inverse de ces grandes fictions "de gauche" qui soulèvent dans le cœur des festivaliers des indignations aussi violentes qu'éphémères, le film de Stéphane Brizé diffuse une mélancolie qui trace son chemin en nous longtemps après ses dernières images.