Réparer les vivants©Mars Films

Transplantation narrative, du roman au film

Critique
de Katell Quilleveré
103 minutes 2016

Réparer les vivants (titre tiré d’une réplique de Tchekhov : « Enterrer les morts et réparer les vivants ») raconte en effet, à travers les gestes et les pensées d’une dizaine de personnages, la journée décisive au cours de laquelle le cœur de Simon Limbres, adolescent de 17 ans décédé dans un accident de voiture, sera transplanté dans le corps de Claire Méjan, quinquagénaire parisienne atteinte d’une maladie cardiaque dégénérative. Pour filer la métaphore du roman, la transplantation d'une forme (celle du roman) à une autre (le film) s’annonçait comme une opération à haut risque : comment préserver la vibration particulière de l’écriture de Maylis de Kerangal, ce mystérieux « cœur battant » qui a fait le succès du livre, en la transposant dans la lourde machinerie d’une adaptation cinématographique ? C’est à la réalisatrice Katell Quilleveré (Un poison violent, Suzanne), choisie parmi de nombreux candidats, qu’a échu cette responsabilité. Et le résultat n’est qu’à moitié réussi.

Il est intéressant, pour analyser le travail de la réalisatrice et de son scénariste, Gilles Taurand, de se pencher sur une autre adaptation, théâtrale cette fois : celle du comédien Emmanuel Noblet, actuellement en tournée. Seul en scène, Emmanuel Noblet met en voix les mots du narrateur, tout en donnant corps à certains personnages du roman (le médecin-réanimateur qui admet Simon à l’hôpital, l’infirmer chargé de coordonner le prélèvement de ses organes, Simon lui-même, etc.). Cette double incarnation (par la voix et par le corps) permet de donner chair aux personnages sans escamoter leurs monologues intérieurs.

Katell Quillévéré et Gilles Taurand ont choisi, eux, de se passer de toute narration en voix-off, au profit d’un récit strictement behavioriste. Ce changement de focalisation déséquilibre le film, qui se concentre trop sur la restitution des faits (la justesse documentaire du film était essentielle pour la réalisatrice) pour que le spectateur ait le temps de percevoir ce qui se trame dans les têtes et les cœurs des personnages. Le film laisse ainsi de côté ce qui fait la puissance émotionnelle du roman, cette dislocation du temps, cette fragmentation de l’espace que permettaient les apartés du narrateur. D’autant que la langue de Maylis de Kerangal, ciselée, brutale, précise, laisse place ici à des dialogues beaucoup plus plats, que les silences, trop courts, ne parviennent pas à enrichir.

On aurait pu croire que ce que le cinéma perdait d’un côté (les mots), il le rattraperait de l’autre (les corps). Dans la première scène notamment, où Simon est allongé aux côtés de Juliette, son amoureuse, on entend uniquement les respirations et les battements de cœur des personnages. Sans qu’ils ne se parlent, on comprend l’amour entre eux par les seuls bruits de leurs corps. Mais très vite, cette présence des corps s’estompe, affaiblissant l’interrogation métaphysique qui sous-tend cette histoire de don d’organes : le cœur est-il un muscle comme les autres, que l’on peut greffer d’un corps à un autre, ou est-il aussi le refuge de l’âme, le siège des histoires d’amour de Simon ? C’est quand Katell Quillévéré laisse de la place au corps de ses personnages que le film est le plus réussi, en particulier dans le segment qui introduit Claire Méjan (celle qui recevra plus tard le cœur de Simon). Le film quitte le huis-clos de l’hôpital et revient en arrière pour raconter l’histoire d’amour entre Claire et une pianiste renommée, Anne. La métaphore prend alors le dessus sur le factuel, et le récit explore le rapport entre le corps et l’âme. Claire, handicapée par un cœur de plus en plus dégradé, est à bout de souffle ; comme elle, son histoire d’amour n’a plus assez d’oxygène pour survivre. Mais la transplantation du cœur de Simon dans celui de Claire donne à cet amour une seconde chance, comme si l’intensité des sentiments éprouvés par Simon lorsqu’il était en vie contaminait peu à peu le corps et le cœur de Claire.

Ainsi, c’est parce que Quillévéré a souligné toute la complexité de cet organe qu’est le cœur que les scènes de transplantation cardiaque font - enfin - naitre une forte émotion. Les deux scènes d’opération [lorsque les chirurgiens prélèvent le cœur de Simon, puis lorsqu’ils l’implantent dans le corps de Claire] sont empreintes de ce mystère impénétrable : comment un muscle, si petit, si fragile, peut-il contenir une telle force vitale, une telle importance symbolique ? Le récit des faits se mêle ici de symbolisme - « il était fondamental d’oser le regarder et de suivre ses transports, à tous les sens du terme », dit Quillévéré dans le dossier de presse - et l’on retrouve alors la force et la richesse qui ont fait du roman de Maylis de Kerangal un tel coup de cœur.