Nous, princesse de Clèves©Shellac

Nous, princesses de Clèves : les bannis de la culture

Critique
de Régis Sauder
69 minutes 2011

Régis Sauder choisit d’emblée de plonger le spectateur dans la cour bruissante d’un lycée comme Madame de La Fayette nous plonge dans la cour de Henri II. On pense à L’Esquive d'Abdellatif Kechiche, pour l’alternance de la langue classique (récitée par les élèves face caméra) et de la langue vernaculaire, retentissant des maladresses d’une syntaxe approximative mais aussi d’une énergie du dire. Le passage de l’une à l’autre est d’abord l’évidence que cette langue venue des siècles passés a encore quelque chose à dire de l’innamoramento éternel de l’état d’adolescence. On pense également à Entre les murs, dans le mesure où l’œuvre littéraire permet de transfigurer un cadre panoptique (car chacun y est sous le regard des autres) dont Laurent Cantet avait montré la dimension carcérale, en un lieu de la parole, qui semble couler, sincère et spontanée, devant la caméra de Régis Sauder. Mais les scènes qui marquent le plus sont en fait celles tournées hors de l'établissement : y éclatent le cloisonnement des paroles entre les générations et l’incapacité à tisser des liens, à ériger des ponts entre une culture traditionnelle rigide, une autorité qui cherche sa légitimité, et une envie de liberté, un besoin d’épanouissement en phase avec la modernité. Ces adolescents sont coincés comme la Princesse et Nemours par des codes, des rites, des préjugés qu’ils s’imposent à eux-mêmes et auxquels ils essayent d’échapper…
Dans le cadre scolaire, les élèves apparaissent partagés entre défiance et fascination pour un monde de la culture qui leur semble aussi indéchiffrable qu'inaccessible. Il faut voir le bibliothécaire de la BNF leur parler du manuscrit et du sens de l’ouvrage, pour sentir le fossé entre une parole critique élaborée qui descend jusqu'à eux et la façon dont ils se sont appropriés l’œuvre. On a entendu lors d’une avant-première le réalisateur parler de "violence institutionnelle" à propos d'une scène où l’on voit un professeur faisant passer une épreuve de bac blanc oral à une élève qui n’en maîtrise pas les codes : elle n'a pas apporté de texte, mais une bouteille d’eau pour faire passer le stress. Et après ? Le fossé entre le milieu enseignant et cette jeunesse réapparaît dans cette scène, qui montre conformément aux thèses bourdieusiennes l’institution scolaire comme une impitoyable machine à trier. Comme si le film n’avait pas montré que la violence est d’abord "hors les murs"…

De fait Nous, princesses de Clèves ne prêchera sans doute que les convaincus, pétris d'humanités et de mauvaise conscience de gauche, et risque de laisser les autres sur leur faim. Quand une jeune fille déclare que ses amis l’appellent "la princesse de Clèves" (parce qu’elle est partagée entre son copain "officiel" et un autre garçon qu’elle désire), on peut se demander si ce processus d'identification est la seule façon de s’approprier une œuvre ; et si ce n'est pas tout simplement la voie du pauvre… La religion comme opium du peuple, dernier "soupir de la créature opprimée" ?
La seule parole véritablement politique qui se fait entendre dans le film est paradoxalement celle de l’élève qui ne parle jamais du roman de Madame de La Fayette et qui ne se reconnaît pas dans une culture qui lui est étrangère. Cette voix percutante et comique déstabilise de manière bienvenue tous les bons sentiments à l’œuvre dans ce film.

Pour aller plus loin :
> Madame de La Fayette vue par les cinéastes :
La Princesse de Montpensier (Bertrand Tavernier)
La Belle Personne (Christophe Honoré)