Inside Llewyn Davis©Studio Canal

Inside Llewyn Davis : esthétique de la lose

Critique
de Joel et Ethan Coen
105 minutes 2013

Si le protagoniste du dernier film de Joel et Ethan Coen, Llewyn Davis (Oscar Isaac), n’a jamais existé, sa création s’inspire de Dave von Ronk, qui avait dans les années soixante enregistré un album introspectif intitulé Inside Dave von Ronk. Le titre annonce la plongée dans l’égotisme de ce personnage de loser tout autant que l’ancrage dans les racines du folk.

Llewyn Davis s’apparente  en effet à Barton Fink, dans cette longue déambulation de galériens qui constitue semble-t-il un sujet de prédilection dans la filmographie des frères (depuis the Dude du Big Lebowski, en passant par George Clooney dans O’Brother, ou l’improbable rencontre des deux protagonistes de No country for old men). Si l’un était scénariste, dévoré d’ambition, paralysé par l’angoisse de la page blanche, contractant par inadvertance un pacte faustien, Llewyn Davis est un chanteur folk qui se produit dans des bars où on l’invite par charité (quand ce n’est pas pour d'autres raisons plus cruelles). Au royaume de la loose, Llewyn est roi. Son manager le roule, il dort à droite et à gauche, mais il méprise ceux qui réussissent au nom d’un principe simple : lui est un artiste, un vrai.
Même s’ils rendent leur personnage attachant, les Coen semblent prendre un cruel plaisir à en souligner la stérilité : c’est l’hiver (saison des pannes sèches poétiques), et tout ce qu’on apprend de la vie sentimentale de Llewyn c’est que s’il aide ses ex à avorter (tout un symbole), lui-même n'a pas été capable d’engendrer.
Llewyn semble condamné à l’échec depuis que son partenaire s’est jeté du pont George Washington. L’onomastique souligne la gémellité perdue du héros (le double "l" de son nom d'origine galloise, la rime avec "twin" et "win", le nom est d’origine galloise), et comme le rappelle une de ses conquêtes : "T’es le frère du roi Midas, tout ce que tu touches tu le transformes en merde !". Dans cette odyssée absurde, cet anti-héros, plus Perceval qu’Ulysse (le nom de son chat roux "indolent compagnon de voyage"), semble rater toutes les occasions que le destin met sur sa route, parce qu’il se montre systématiquement hautain et méprisant. Le périple jusqu’à Chicago avec le faiseur de roi Bud Grossman, interprété par F. Murray Abraham, se solde sur une déconvenue. La rencontre avec l’ogre Goodman, véritable incarnation du démon, semble expliquer la spirale répétitive à laquelle le héros semble condamné et qui structure le film. Alors qu’au fond du bar, une silhouette dylanienne se profile, reprenant le Farewell de Llewyn et s’élevant vers la gloire, notre personnage, lui, s’enfonce dans l’obscurité et l’oubli. Mais le sous-texte mythique tient davantage du clin d’œil au spectateur que d’une véritable signification.

Ainsi le film est fort drôle, mais au final quelle grandeur y a-t-il à se moquer, pour des réalisateurs comme pour le spectateur, d’un damné de la création ? Certes Inside Llewyn Davis est un film musical (l’atmosphère folk rappelle l’univers de O’Brother) dont les interprètes ne font pas semblant de chanter et dans lequel les morceaux sont livrés in extenso. La reconstitution historique est savoureuse, depuis la barbe à collier de Justin Timberlake, jusqu’aux dégaines du couple de professeurs d’université, en passant par la coupe de  cheveux de John Goodman… comme d’habitude, se surprend-on à soupirer, comme si le film même n’échappait pas à la malédiction de la répétition, comme si le beau style des Coen ne trouvait pas là matière à se renouveler.