Night movies©Ad Vitam

Night Moves : une autre Amérique

Critique
de Kelly Reichardt
112 minutes 2014

Le casting de têtes connues (Dakota Fanning, la petite fille de La Guerre des Mondes de Spielberg, Stellan Sgarsgard et surtout Jesse–The Social Network–Eisenberg) et la promesse d'un "thriller", devraient permettre au nouveau film de Kelly Reichardt d'attirer un public plus large que ses précédents long-métrages, sortis en France de manière relativement confidentielle malgré le soutien de la critique. La réalisatrice d'Old Joy et Wendy and Lucy n'en reste pas moins fidèle à ses fondamentaux : mise en scène minimaliste (rigueur des cadres, travail sur la durée) et peinture d'une Amérique en marge, absente des radars hollywoodiens…

Night moves raconte la radicalisation de deux jeunes militants écolos de l'Oregon (Nord-Ouest des États-Unis) qui, lassés de cultiver les légumes bio et de refaire le monde au coin du feu, décident de passer à l'action, violente : il s'agit de plastiquer l'un de ces nombreux barrages hydro-électriques qui, pour faire tourner les tablettes et smartphones des urbains de Seattle, bouleversent l'écosytème de cette région encore sauvage, sous couvert d'énergie "verte".  La grande force du film de Kelly Reichardt est de nous épargner toute justification (politique, psychologique…), au profit d'un récit strictement behavioriste : épousant la structure en trois actes du "hold up movie" classique (élaborer le plan, le mettre en œuvre, se faire oublier), Night moves est, —littéralement— un film d'actions (au pluriel). Comment se procurer suffisamment d'engrais pour l'explosif, comment acheter le bateau qui servira à l'attentat, comment approcher les lieux sans se faire remarquer : chacun de ces micro-suspenses, orchestrés avec rigueur par la mise en scène de Kelly Reichardt, parvient à faire monter une tension qui culmine dans la très belle séquence nocturne de l'attentat. Par sa secheresse implacable, par sa dimension tragique (tout ne se passera —évidemment— pas comme prévu), Night moves rappelle ainsi parfois de grands classiques du film noir à la trame similaire, comme The Asphalt Jungle (Quand la ville dort) de John Huston ou The Killing (L'Ultime razzia) de Stanley Kubrick, la nature luxuriante ayant remplacé la jungle urbaine, et l'idéal politique l'appât du gain.

Au-delà de sa réussite en tant que "film de genre", Night moves invite également à réflechir sur le sens d'une action violente dont les trois héros n'interrogent jamais le bien fondé. Par petites touches impressionnistes, par indices glissés ça et là, Kelly Reichardt dessine des personnages aux mobiles plus troubles et ambigus que la seule défense de l'environnement : ainsi Dena, riche héritière en rupture de ban (c'est elle qui achète, cash, le hors-bord qui donne son titre au film) taraudée par la mauvaise conscience de classe ; ainsi Josh, monstre froid (l'acteur Jesse Eisenberg compose ici un pendant mutique au très bavard Mark Zuckerberg) qui sublime son inadaptation sociale (et son attirance pour Dena) dans cette entreprise terroriste.

Hélas, après une première heure brillante et haletante, Night moves ne tient pas toutes ses promesses. Une fois l'attentat commis, les trois comparses se séparent, et le film évacue Dena et Harmon pour se recentrer sur le personnage de Josh. Alors que la tension dramatique retombe, les enjeux du film semblent se réduire : hanté par les conséquences funestes de son acte (l'explosion du barrage a noyé un campeur), Josh erre comme une âme en peine, héros d'une version contemporaine de Crime et châtiment qui nous priverait de tout accès aux pensées de Raskolnikov. Le basculement de la fin, qu'on ne racontera pas ici, laisse le spectateur circonspect, et dans l'incertitude : qu'est-ce qu'au fond veut nous dire Kelly Reichardt avec cette histoire ? Night moves n'en reste pas moins un film intéressant et relativement accessible, qui mérite d'être conseillé aux élèves à la fois pour ses qualités de mise en scène et pour sa peinture d'une Amérique alternative. Le film pourra notamment être utilisé en Anglais au cycle terminal pour aborder "l'idée de progrès".