The search©Warner Bros

The Search : briser la mer gelée en nous

Critique
de Michel Hazanavicius
129 minutes 2014

"Sur ce genre de sujets, il vaut mieux ne pas faire trop de sentiment." ("You can't get too emotional").

La phrase, placée dans la bouche d'un gris fonctionnaire européen dont Carole (Bérénice Béjo) essaye de secouer l'apathie, incarne tout ce contre se dresse The Search et son héroïne : l'indifférence glacée pour les malheurs du monde, l'égoïsme mal déguisé en réalisme… À travers les parcours croisés de quatre personnages (victimes, bourreau, témoin), le nouveau film de Michel Hazanavicius raconte l'horreur de la guerre que mena la Russie en Tchetchénie (la deuxième, en 1999-2000) : le massacre des populations (femmes et enfants compris), le viol comme arme de guerre, la déshumanisation de soldats transformés en monstres… Alors que le petit Hadji et sa sœur Raïssa errent à la recherche l'un de l'autre sur les routes en ruines, après le meurtre de leurs parents ; tandis que Kolya, jeune musicien russe enrôlé de force, subit un impitoyable conditionnement destiné à en faire une machine à tuer ; Carole, observatrice de l'Union Européenne, prend peu à peu conscience de l'horreur du conflit, et tente de mobiliser sa hiérarchie.

Grand sujet à la fois contemporain et intemporel (les horreurs de la guerre), point de vue engagé (la Russie n'a, paraît-il, pas apprécié), inscription revendiquée dans la tradition du mélodrame, reconstitution soignée (et coûteuse) : The Search se présente comme l'un des ces films destinés à réveiller les consciences, une de ces œuvres qui, pour reprendre le mot célèbre de Kafka, cherchent à "briser la mer gelée en nous."* À cette seule aune, il est aisé de faire la part des qualités et des défauts du film. Les premières s'incarnent dans l'incroyable trinité de visages (le petit garçon, la fille-mère, le jeune homme) dénichés par Michel Hazanavicius pour incarner les personnages de Hadji, Kolya et Raïssa, les victimes de la guerre : trois portraits irradiants d'humanité, trois figures bouleversantes de l'innocence bafouée, qui nous renvoient aux réflexions du philosophe Emmanuel Levinas sur le visage humain comme porteur d'une injonction éthique. Les lourdeurs et maladresses du film semblent, elles, se cristalliser dans le personnage de Carole, l'observatrice de l'UE qui recueille (et manque d'adopter) le petit Hadji : c'est moins la faute de la comédienne que du scénario qui la place dans des situations impossibles (faisant les questions et les réponses face à un gamin mutique, haranguant un hémicycle comme dans un Capra), surligne toutes ses hésitations et ses erreurs (fallait-il lui faire dire à l'orphelin une phrase aussi caricaturalement maladroite que que "toi, au moins, tu n'as pas de problèmes avec ta famille" ?).

Mais comment aimer ce personnage qui incarne toute la mauvaise conscience du film, et la renvoie en miroir au spectateur ? On peut lire en filigrane dans l'avalanche de critiques assassines parues lors de la présentation cannoise du film, un rejet, moins de la facture (qui ne méritait pas tant d'opprobre, loin de là), que du projet même du film. À l'heure où on laisse un dictateur massacrer impunément, au su et au vu de tous, sa population (ce dont témoignait un autre long-métrage cannois, vrai "film d'intervention" celui-là), à quoi bon nous faire pleurer sur les cendres d'un conflit vieux de quinze ans, dont l'histoire est connue et les responsabilités bien établies ? Le parcours de Michel Hazanavicius, passant sans transition du pastiche du cinéma muet au mélodrame engagé, a pu nourrir un procès en insincérité, d'autant que le réalisateur a maladroitement présenté The Search comme le "remake" d'un vieux film hollywoodien, comme si le fond importait finalement moins que la forme.  Mais plus largement c'est le concept même de la fiction engagée qui semble désormais frappée d'inanité. On sait désormais que les films ne sont pas là pour réveiller les consciences, que la "mer gelée en nous" s'est bien trop endurcie face aux malheurs du monde. On peut pleurer tout son saoul sur les problèmes de la Mommy d'en face, mais on n'a plus une larme pour les souffrances du peuple tchétchène… 

* "On ne devrait lire que les livres qui vous mordent et vous piquent. Si le livre que nous lisons ne nous réveille pas d'un coup de poing sur le crâne, à quoi bon lire ?  Un livre doit être la hache qui brise la mer gelée en nous." Franz Kafka, lettre à Oskar Polak, 1904