Sieranevada©Wild Bunch

Sieranevada : et la vie continue !

Critique
de Cristi Puiu
173 minutes 2016

Huis clos de près de trois heures dans appartement roumain à l'occasion d'une veillée funèbre, Sieranevada de Cristi Puiu a tous les oripeaux du film de festival : une oeuvre dont les qualités, décisives dans le cadre d'une prestigieuse compétition internationale (attention, chef d'oeuvre !) risquent de se retourner en handicaps au moment de son exploitation en salles (au secours, pensum !), à moins qu'un prix prestigieux ne le distingue à l'attention des cinéphiles.

L'ouverture (plan-séquence sur une entrée d'immeuble filmée de loin) donne le ton : la réalité est un puzzle complexe dont le réalisateur nous délivrera les pièces avec parcimonie. La suite de Sieranevada illustrera ce programme (avec beaucoup plus d'énergie et d'humour heureusement), nous plongeant dans l'intimité d'une famille élargie (parents, enfants, grand-mère, oncles, tantes, conjoints et pièces rapportées) réunie dans l'appartement familial pour un y célébrer un rite funéraire. Entre gravité bergmanienne (on pense aux réunions de famille de Fanny et Alexandre) et comédie à l'italienne (les frasques de l'oncle et de la tante qui déballent leurs histoires d'adultère), Cristi Puiu livre une impressionnante fresque intime.

Il faut évidemment saluer la virtuosité de la mise en scène, dont les plans-séquences accompagnent avec une fluidité jubilatoire les allées et venues des personnages (souvent filmés de dos ou de trois quarts, plongés dans l'ombre ou entraperçus dans l'encadrement d'une porte) dans cet appartement exigu, les portes qui s'ouvrent et se ferment, les conversations entremêlées, entamées, suspendues et reprises. Mais le film est loin de se réduire à cette maîtrise formelle, tant la pâte humaine qu'il malaxe est dense et riche. Puiu dépeint la famille comme une entité organique, faite de continuité (les rites et traditions, les recettes de cuisines, le métier du père qui se transmet aux enfants) et de ruptures, de valeurs communes et d'oppositions individuelles... Il montre aussi comment celle-ci est traversée par le monde extérieur, véritable chambre d'écho de l'Histoire passée et du monde tel qu'il va : on ne parle pas seulement des infidélités du tonton ou des foucades de la petite dernière, on discute aussi, entre deux bières et trois canapés, du 11 septembre, des attentats en France (l'action du film est située peu après le massacre de Charlie Hebdo) ou du bilan du communisme en Roumanie. Les longues conversations opposant le cadet Sebi, adepte des théories du complot, à ses frères aînés qui le brocardent gentiment, nous font saisir par contraste la pusillanimité du cinéma français par rapport au politique, qu'il l'évacue par omission ou le traite par la caricature (cf le célèbre Ils en ont parlé).

Mais, et c'est toute la richesse des grands films, Sieranevada peut aussi porter une interprétation plus métaphysique : le film est borné par deux présences périphériques, celle du mort évidemment, dont le souvenir rôde encore, et celle du dernier-né, nourrisson qui dort dans une des chambres et qu'il ne faut pas réveiller. Entre la naissance et la mort, le berceau et le cercueil, cet appartemment peut faire figure de métaphore de la condition humaine. On pourrait citer le Sermon sur la mort de Bossuet (« Encore n'avait−on que faire de moi, et la pièce n'en aurait pas été moins jouée, quand je serais demeuré derrière le théâtre. »), si le film ne se terminait par un chaleureux et fraternel fou-rire.