une année polaire©Ad Vitam

"La réussite scolaire se mesure toujours à l’aune des critères majoritaires."

Entretien
de Samuel Collardey
94 minutes 2018

Une année polaire insiste sur la confrontation permanente entre ce que veut enseigner Anders à ses élèves (Luther et la Réforme par exemple) et ce que leurs proches veulent qu’ils apprennent (la pêche et la chasse notamment). Il demande à un moment aux élèves de compléter des mots croisés avec les noms d’animaux de la ferme… dont ils n’ont jamais entendu parler. Dans les régions que vous étudiez, les programmes, les manuels sont-ils différents de ceux de la métropole ?
Les programmes ultra-marins et métropolitains sont très similaires. En Nouvelle-Calédonie comme en Polynésie française, les autorités locales sont en théorie compétentes pour la définition de la politique éducative, mais l’État français a gardé le contrôle des diplômes. Les programmes doivent donc être en accord avec le contenu de ces diplômes : si les autorités calédoniennes décidaient par exemple de n’enseigner que l’histoire locale, les élèves de Terminale n’auraient pas les connaissances nécessaires pour réussir l’épreuve d’histoire du baccalauréat.
Le contrôle indirect de l’Etat sur les programmes locaux est également lié au financement de ces systèmes scolaires. En Polynésie française, l’État français contribue à hauteur de 92% des budgets scolaires. La problématique est la même au Groenland, qui a peu de ressources propres. Les autorités locales n’ont pas les moyens de leur souveraineté. Mais, concernant la Polynésie, je ne crois pas non plus qu’elles en aient véritablement le désir : la force du modèle scolaire français semble aussi résider dans la difficulté à lui opposer un modèle alternatif.

Sans rejeter complètement les programmes scolaires métropolitains, faudrait-il mieux adapter ces programmes aux réalités autochtones ?
La revendication d’une adaptation de l’école à ses publics est aussi ancienne que le déploiement des écoles dans l’empire colonial français au nom de la « mission civilisatrice » de la France. La preuve en est par exemple qu’en 1880 en Tunisie, alors que le pays n’est pas encore un protectorat français, on y trouve déjà des manuels adaptés au contexte local.
Tout le monde sera d’accord pour affirmer qu’il est important de partir de ce qui est proche des enfants, pour ensuite les amener vers des réalités plus impersonnelles, moins locales. Mais on doit garder en tête que l’école a été conçue pour inculquer des valeurs, des normes, des contenus, des manières de penser qui se prétendent « universels ». Il faut tenir les deux bouts. Dans le cas de Tiniteqilaaq, le village d’Une année polaire, on pourrait par exemple envisager de faire dialoguer plusieurs façons de représenter le territoire : la carte d’un côté, le pistage des ours polaires de l’autre.
Il a été prouvé que le bilinguisme favorise le développement intellectuel des enfants qui le pratiquent. La même chose vaut pour des approches interculturelles à l’école : ce sont des leviers pour l’intelligence, car le constat de la diversité et la pratique de la comparaison des systèmes de pensée stimulent l’enfant. Mais aujourd’hui, cette valorisation simultanée des différentes appréhensions du monde n’est pas systématique. Elle n’est mise en pratique que par les enseignants qui y croient et qui en ont les moyens.

Anders, le héros d’Une année polaire, ne parle pas la langue des habitants de Tiniteqilaaq, le village groenlandais dans lequel il part enseigner. L’inspectrice qui le recrute lui conseille même de ne pas l’apprendre, arguant que le danois est la seule langue légitime. Cette mentalité domine-t-elle également dans les territoires que vous étudiez ?
Ce n’est plus le cas depuis les années 1980. À l’époque, en Polynésie française par exemple, et sous la pression des partis autonomistes et indépendantistes, les langues locales ont intégré le système scolaire. Les professeurs des écoles doivent enseigner, à raison de 2h30 par semaine, les langues et cultures polynésiennes. Cette obligation a été décidée en 1982, puis renforcée en 2005, avec la création d’outils pédagogiques dédiés et le développement d’initiatives mettant en valeur les cultures autochtones (l’art oratoire traditionnel notamment, 'ōrero).
Mais l’école française n’a pas toujours eu ce rapport apaisé aux langues autochtones. En 1946, lorsque la Polynésie cesse d’être une colonie et devient un Territoire d’Outre-mer, l’État français estime qu’elle doit rentrer pleinement dans la République, et met alors en place une politique d’assimilation. Les langues locales sont interdites à l’école, et les enfants qui les parlent punis. Cette politique, corrélée au début des essais nucléaires français dans les années 1960, a ancré l’idée que le français était la seule langue d’avenir. Cela a entraîné un déclin rapide des langues polynésiennes (sur seulement deux générations), dont on constate aujourd’hui les répercussions : de nombreux enseignants du primaire (principalement issus du territoire polynésien) n’ont pas un niveau suffisant en langue tahitienne enseigner dans cette langue.

L’échec scolaire est-il une constante de l’école sur les terrains autochtones que vous étudiez ?
Les taux d’échec scolaires y sont en effet très élevés. En Polynésie française, le décrochage précoce (en classe de 5e ou avant) est quatre fois plus élevé qu’en métropole ; et lors de la Journée Défense et Citoyenneté, 40% des jeunes sont repérés comme étant en difficulté à l’écrit. Mais cet important échec scolaire est en partie masqué par des taux de réussite corrects aux examens nationaux, en raison de l’importante déperdition en amont.

Comment expliquez-vous ce fort taux d’échec ?
Deux types d’explications sont généralement avancées : les explications institutionnelles, exposées par l’Inspection générale, la Cour des comptes ou encore les autorités pédagogiques locales d’une part ; et les explications scientifiques proposées par les chercheurs dans les années 1980 et 1990. Les institutions insistent principalement sur la « jeunesse » des systèmes scolaires ultra-marins, et sur l’existence de spécificités culturelles – une mentalité autochtone qui serait réfractaire à l’école. C’est ce que met en scène Une année polaire : Asser et de sa famille ne perçoivent pas l’intérêt de l’école, qu’ils considèrent comme une nuisance plutôt qu’une chance.
Cette explication culturaliste a été partagée par une partie des chercheurs, notamment des psychologues, pour qui la culture autochtone n’était pas compatible avec les exigences de l’école. Mais d’autres chercheurs ont refusé cette explication, affirmant qu’il fallait avant tout considérer l’origine sociale des enfants autochtones et la marginalité de leurs familles dans les systèmes capitalistes ultra-marins – une réflexion qui s’inscrivait dans une perspective bourdieusienne. Malheureusement, cette controverse scientifique entre tenants de la psychologie culturelle et tenants de la sociologie s’est éteinte dans les années 1990, faute de combattants. La question des rapports de domination est une sorte d’impensé de la recherche en éducation telle qu’elle est aujourd’hui pratiquée dans ces territoires.

L’explication sociologique vous paraît-elle plus pertinente que l’explication psychologique ?
Il est vrai que, si l’on prend l’exemple de la société polynésienne, celle-ci se caractérise par de très fortes inégalités : le coefficient de Gini de la Polynésie, qui mesure l’écart entre les plus riches et les moins riches, est proche de celui d’un pays d’Amérique latine. Mais il reste à comprendre pourquoi la précarité économique se traduit par un échec scolaire. La piste du refus de l’école doit, de mon point de vue, être explorée. Il faudrait notamment se demander si la soustraction à l’obligation scolaire (si c’est bien le sens du décrochage massif constaté dans ces territoires) n’est pas une manière pour les populations autochtones de résister à la domination des sociétés occidentales qui les ont colonisées.

Comment se manifeste ce refus de l’école dans les territoires ultra-marins que vous étudiez ?
Il n’est pas aussi frontal que dans Une année polaire. La grand-mère d’Asser retire son petit-fils de l’école pendant une semaine entière, et n’hésite pas à clamer haut et fort qu’elle trouve l’école complètement inutile. Les populations autochtones de l’outre-mer français que je connais sont plus souvent dans des logiques de dissimulation, de résistance diffuse : ce sont des élèves qui n’écoutent pas leurs professeurs, des parents qui ne se rendent pas aux convocations… Le conditionnement du versement des allocations familiales (dont dépendent un certain nombre de familles autochtones) à l’assiduité scolaire, ne facilite pas une expression franche du refus de l’école.

Y a-t-il des pays où l’éducation des enfants autochtones se passe mieux, où des dispositifs permettent de rapprocher l’école des besoins des populations autochtones ?
On pourrait avoir l’impression que cela se passe mieux en Nouvelle-Zélande ou à Hawaï, où il y a eu rupture avec le système éducatif occidental et création d’écoles d’immersion en langue locale depuis une trentaine d’années. Plusieurs pays d’Amérique latine ont également mis en place des écoles bilingues interculturelles. Mais il est très difficile de quantifier le succès de ces initiatives. La réussite scolaire se mesure toujours à l’aune des critères majoritaires, des critères qui ne sont pas forcément adaptés aux communautés autochtones.

Quels sont les outils que l’on pourrait employer pour juger la réussite des élèves autochtones ?
La définition des outils dépend des objectifs qu’on assigne à l’école. Que veut-on ? Des élèves qui deviennent des adultes utiles pour leur communauté ? Des enfants qui, grâce aux études, auront le choix entre vivre dans la communauté ou dans la société majoritaire ? Des jeunes qui pourront s’insérer sur le marché du travail en dehors de la communauté ? Des élèves capables d’occuper dans leur communauté des postes qualifiés qui sont aujourd’hui largement occupés par des non-autochtones (instituteur, médecin) ? Des jeunes capables de devenir des leaders communautaires susceptibles de défendre les intérêts de leur communauté à l’extérieur ?
Ce sont des questions auxquelles il n’est pas simple de répondre. On peut donc aussi se demander, plus modestement, si l’un des objectifs de l’école n’est pas de rendre les élèves heureux d’apprendre, fiers de leur histoire et de ce qui les rend différents du reste de la communauté nationale. Des collègues psychologues ont ainsi créé une échelle de mesure de l’estime de soi, grâce à laquelle ils ont prouvé que l’estime personnelle des enfants autochtones était améliorée chez les élèves qui suivaient un cursus en tahitien renforcé (5 heures de langue et cultures tahitiennes par semaine). Ce sont des résultats importants, car rien n’est pire qu’une école qui transmet la haine de soi – comme « mauvais élève » – et celle de son peuple – comme « sauvage », « primitif », « arriéré ».

Une année polaire insiste sur la confrontation permanente entre ce que veut enseigner Anders à ses élèves (Luther et la Réforme par exemple) et ce que leurs proches veulent qu’ils apprennent (la pêche et la chasse notamment). Il demande à un moment aux élèves de compléter des mots croisés avec les noms d’animaux de la ferme… dont ils n’ont jamais entendu parler. Dans les régions que vous étudiez, les programmes, les manuels sont-ils différents de ceux de la métropole ?
Les programmes ultra-marins et métropolitains sont très similaires. En Nouvelle-Calédonie comme en Polynésie française, les autorités locales sont en théorie compétentes pour la définition de la politique éducative, mais l’État français a gardé le contrôle des diplômes. Les programmes doivent donc être en accord avec le contenu de ces diplômes : si les autorités calédoniennes décidaient par exemple de n’enseigner que l’histoire locale, les élèves de Terminale n’auraient pas les connaissances nécessaires pour réussir l’épreuve d’histoire du baccalauréat.
Le contrôle indirect de l’Etat sur les programmes locaux est également lié au financement de ces systèmes scolaires. En Polynésie française, l’État français contribue à hauteur de 92% des budgets scolaires. La problématique est la même au Groenland, qui a peu de ressources propres. Les autorités locales n’ont pas les moyens de leur souveraineté. Mais, concernant la Polynésie, je ne crois pas non plus qu’elles en aient véritablement le désir : la force du modèle scolaire français semble aussi résider dans la difficulté à lui opposer un modèle alternatif.

Sans rejeter complètement les programmes scolaires métropolitains, faudrait-il mieux adapter ces programmes aux réalités autochtones ?
La revendication d’une adaptation de l’école à ses publics est aussi ancienne que le déploiement des écoles dans l’empire colonial français au nom de la « mission civilisatrice » de la France. La preuve en est par exemple qu’en 1880 en Tunisie, alors que le pays n’est pas encore un protectorat français, on y trouve déjà des manuels adaptés au contexte local.Tout le monde sera d’accord pour affirmer qu’il est important de partir de ce qui est proche des enfants, pour ensuite les amener vers des réalités plus impersonnelles, moins locales. Mais on doit garder en tête que l’école a été conçue pour inculquer des valeurs, des normes, des contenus, des manières de penser qui se prétendent « universels ». Il faut tenir les deux bouts. Dans le cas de Tiniteqilaaq, le village d’Une année polaire, on pourrait par exemple envisager de faire dialoguer plusieurs façons de représenter le territoire : la carte d’un côté, le pistage des ours polaires de l’autre.
Il a été prouvé que le bilinguisme favorise le développement intellectuel des enfants qui le pratiquent. La même chose vaut pour des approches interculturelles à l’école : ce sont des leviers pour l’intelligence, car le constat de la diversité et la pratique de la comparaison des systèmes de pensée stimulent l’enfant. Mais aujourd’hui, cette valorisation simultanée des différentes appréhensions du monde n’est pas systématique. Elle n’est mise en pratique que par les enseignants qui y croient et qui en ont les moyens.

Anders, le héros d’Une année polaire, ne parle pas la langue des habitants de Tiniteqilaaq, le village groenlandais dans lequel il part enseigner. L’inspectrice qui le recrute lui conseille même de ne pas l’apprendre, arguant que le danois est la seule langue légitime. Cette mentalité domine-t-elle également dans les territoires que vous étudiez ?
Ce n’est plus le cas depuis les années 1980. À l’époque, en Polynésie française par exemple, et sous la pression des partis autonomistes et indépendantistes, les langues locales ont intégré le système scolaire. Les professeurs des écoles doivent enseigner, à raison de 2h30 par semaine, les langues et cultures polynésiennes. Cette obligation a été décidée en 1982, puis renforcée en 2005, avec la création d’outils pédagogiques dédiés et le développement d’initiatives mettant en valeur les cultures autochtones (l’art oratoire traditionnel notamment, 'ōrero).Mais l’école française n’a pas toujours eu ce rapport apaisé aux langues autochtones. En 1946, lorsque la Polynésie cesse d’être une colonie et devient un Territoire d’Outre-mer, l’État français estime qu’elle doit rentrer pleinement dans la République, et met alors en place une politique d’assimilation. Les langues locales sont interdites à l’école, et les enfants qui les parlent punis. Cette politique, corrélée au début des essais nucléaires français dans les années 1960, a ancré l’idée que le français était la seule langue d’avenir. Cela a entraîné un déclin rapide des langues polynésiennes (sur seulement deux générations), dont on constate aujourd’hui les répercussions : de nombreux enseignants du primaire (principalement issus du territoire polynésien) n’ont pas un niveau suffisant en langue tahitienne enseigner dans cette langue.

L’échec scolaire est-il une constante de l’école sur les terrains autochtones que vous étudiez ?
Les taux d’échec scolaires y sont en effet très élevés. En Polynésie française, le décrochage précoce (en classe de 5e ou avant) est quatre fois plus élevé qu’en métropole ; et lors de la Journée Défense et Citoyenneté, 40% des jeunes sont repérés comme étant en difficulté à l’écrit. Mais cet important échec scolaire est en partie masqué par des taux de réussite corrects aux examens nationaux, en raison de l’importante déperdition en amont.

Comment expliquez-vous ce fort taux d’échec ?
Deux types d’explications sont généralement avancées : les explications institutionnelles, exposées par l’Inspection générale, la Cour des comptes ou encore les autorités pédagogiques locales d’une part ; et les explications scientifiques proposées par les chercheurs dans les années 1980 et 1990. Les institutions insistent principalement sur la « jeunesse » des systèmes scolaires ultra-marins, et sur l’existence de spécificités culturelles – une mentalité autochtone qui serait réfractaire à l’école. C’est ce que met en scène Une année polaire : Asser et de sa famille ne perçoivent pas l’intérêt de l’école, qu’ils considèrent comme une nuisance plutôt qu’une chance.Cette explication culturaliste a été partagée par une partie des chercheurs, notamment des psychologues, pour qui la culture autochtone n’était pas compatible avec les exigences de l’école. Mais d’autres chercheurs ont refusé cette explication, affirmant qu’il fallait avant tout considérer l’origine sociale des enfants autochtones et la marginalité de leurs familles dans les systèmes capitalistes ultra-marins – une réflexion qui s’inscrivait dans une perspective bourdieusienne. Malheureusement, cette controverse scientifique entre tenants de la psychologie culturelle et tenants de la sociologie s’est éteinte dans les années 1990, faute de combattants. La question des rapports de domination est une sorte d’impensé de la recherche en éducation telle qu’elle est aujourd’hui pratiquée dans ces territoires.

L’explication sociologique vous paraît-elle plus pertinente que l’explication psychologique ?
Il est vrai que, si l’on prend l’exemple de la société polynésienne, celle-ci se caractérise par de très fortes inégalités : le coefficient de Gini de la Polynésie, qui mesure l’écart entre les plus riches et les moins riches, est proche de celui d’un pays d’Amérique latine. Mais il reste à comprendre pourquoi la précarité économique se traduit par un échec scolaire. La piste du refus de l’école doit, de mon point de vue, être explorée. Il faudrait notamment se demander si la soustraction à l’obligation scolaire (si c’est bien le sens du décrochage massif constaté dans ces territoires) n’est pas une manière pour les populations autochtones de résister à la domination des sociétés occidentales qui les ont colonisées.

Comment se manifeste ce refus de l’école dans les territoires ultra-marins que vous étudiez ?
Il n’est pas aussi frontal que dans Une année polaire. La grand-mère d’Asser retire son petit-fils de l’école pendant une semaine entière, et n’hésite pas à clamer haut et fort qu’elle trouve l’école complètement inutile. Les populations autochtones de l’outre-mer français que je connais sont plus souvent dans des logiques de dissimulation, de résistance diffuse : ce sont des élèves qui n’écoutent pas leurs professeurs, des parents qui ne se rendent pas aux convocations… Le conditionnement du versement des allocations familiales (dont dépendent un certain nombre de familles autochtones) à l’assiduité scolaire, ne facilite pas une expression franche du refus de l’école.

Y a-t-il des pays où l’éducation des enfants autochtones se passe mieux, où des dispositifs permettent de rapprocher l’école des besoins des populations autochtones ?
On pourrait avoir l’impression que cela se passe mieux en Nouvelle-Zélande ou à Hawaï, où il y a eu rupture avec le système éducatif occidental et création d’écoles d’immersion en langue locale depuis une trentaine d’années. Plusieurs pays d’Amérique latine ont également mis en place des écoles bilingues interculturelles. Mais il est très difficile de quantifier le succès de ces initiatives. La réussite scolaire se mesure toujours à l’aune des critères majoritaires, des critères qui ne sont pas forcément adaptés aux communautés autochtones.

Quels sont les outils que l’on pourrait employer pour juger la réussite des élèves autochtones ?
La définition des outils dépend des objectifs qu’on assigne à l’école. Que veut-on ? Des élèves qui deviennent des adultes utiles pour leur communauté ? Des enfants qui, grâce aux études, auront le choix entre vivre dans la communauté ou dans la société majoritaire ? Des jeunes qui pourront s’insérer sur le marché du travail en dehors de la communauté ? Des élèves capables d’occuper dans leur communauté des postes qualifiés qui sont aujourd’hui largement occupés par des non-autochtones (instituteur, médecin) ? Des jeunes capables de devenir des leaders communautaires susceptibles de défendre les intérêts de leur communauté à l’extérieur ?
Ce sont des questions auxquelles il n’est pas simple de répondre. On peut donc aussi se demander, plus modestement, si l’un des objectifs de l’école n’est pas de rendre les élèves heureux d’apprendre, fiers de leur histoire et de ce qui les rend différents du reste de la communauté nationale. Des collègues psychologues ont ainsi créé une échelle de mesure de l’estime de soi, grâce à laquelle ils ont prouvé que l’estime personnelle des enfants autochtones était améliorée chez les élèves qui suivaient un cursus en tahitien renforcé (5 heures de langue et cultures tahitiennes par semaine). Ce sont des résultats importants, car rien n’est pire qu’une école qui transmet la haine de soi – comme « mauvais élève » – et celle de son peuple – comme « sauvage », « primitif », « arriéré ».

Marie Salaün est professeure d’anthropologie de l’éducation et chercheuse au Centre d’anthropologie culturelle CANTHEL de l’université Paris Descartes. Ses travaux portent sur des terrains autochtones du Pacifique insulaire – Nouvelle-Calédonie, Polynésie française et Hawaii. Parmi ses publications : Décoloniser l’école ? Hawai’i, Nouvelle-Calédonie. Expériences contemporaines (Presses Universitaires de Rennes, 2013) ; L’école indigène. Nouvelle-Calédonie. 1885-1945 (Presses Universitaires de Rennes, 2005).