Les Misérables © SRAB Films - Rectangle Productions - Lyly films

"Les Misérables" illustre les conséquences négatives d’un modèle policier beaucoup trop centré sur la police d’intervention

Entretien
de Ladj Ly
102 minutes 2019

Le film de Ladj Ly suit trois policiers de la brigade anti-criminalité. Quelle est la spécificité de ce service de la police ? Quand a-t-il été mis en place ?

La Brigade Anti-Criminalité (BAC) est une unité de police mise en place au début des années 70 composée par des policiers en tenue et pouvant intervenir de nuit sur l’ensemble de la capitale dans une logique d’interpellation. Elles se sont fortement développées depuis, en lien avec un modèle de police dont le but est avant tout de lutter contre la criminalité. Elle se repose donc majoritairement sur du flagrant délit. On peut aussi noter que les policiers de la BAC travaillent principalement en civil, là où la plupart des unités interviennent en uniforme ; l’existence d’effectifs aussi nombreux opérant en civil sur la voie publique avec une mission de lutte contre la délinquance est d’ailleurs une spécificité française. Ces unités ont une réputation très ambivalente : louées pour leur efficacité par certains, critiquées pour leur usage excessif de la force par d’autres.

Le personnage surnommé « Pento » vient de province, il est dépaysé par les pratiques de ses collègues. Y a-t-il un traitement différencié du maintien de l’ordre dans les « banlieues » par rapport à d’autres endroits du pays (centre-villes, zones rurales) ?

Le film nous montre bien qu’il ne faut pas avoir une vision trop caricaturale de la BAC. L’unité que nous suivons est composée de trois agents qui ont des parcours très différents. Le dernier arrivé, Pento, vient lui-même d’une BAC de province et il est pourtant surpris par les pratiques de ses collègues. Globalement, on dresse le constat que les policiers en banlieue se sentent plus étrangers. Ils connaissent et apprécient moins le territoire. Ils se sentent plus défiés. Cela a pour effet de les faire intervenir en force. Ils sont d’autant plus brutaux qu’ils n’ont pas les contacts, l’habitude et les relations qui leur permettent d’avoir une présence plus consensuelle.
Dans le film, ce problème ne se pose pas vraiment sous cette forme, puisqu’on voit que les policiers de la BAC disposent de relais dans le quartier. Ils sont bien identifiés, ils travaillent ce terrain depuis 10 ans. Mais le rapport qu’ils ont noué à la population est tout aussi problématique, entre intimidaton et connivence. Le film montre cette facette-là du travail policier, une sorte de proximité perverse…

Une femme de la cité menace la BAC d’appeler « la vraie police ». Comment la BAC est-elle perçue dans les banlieues françaises ?

Il y a un problème de lisibilité de l’organisation policière, d’autant qu’en banlieue les habitants voient beaucoup d’unités passer, dont les CRS. Souvent, les jeunes de banlieue appellent la « nationale » les policiers qui travaillent en uniforme. La BAC fait elle-même partie de la police nationale et elle bénéficie d’une idée implicite d’autonomie. Cela vient du prestige de travailler en civil, une idée très liée en France à l’image de l’inspecteur qui a beaucoup d’autonomie et fait un travail d’enquête.
La BAC est perçue très différemment d’un territoire à l’autre. Dans certains quartiers elle est acceptée, dans d’autres elle est fortement dénoncée. Pour cette habitante, une « vraie police » ne serait pas proche et violente, mais plus lointaine et respectueuse.

Les policiers de la BAC sont, comme on le voit dans le film, très présents en banlieue parisienne, notamment depuis la suppression de la « police de proximité » en 2003. Quelles conséquences cette suppression a-t-elle eue sur les relations entre police et population ?

Le film montre les conséquences négatives d’un modèle policier beaucoup trop centré sur la police d’intervention. Ce type d’unités, dans les banlieues, a un style d’action policière fondé sur le rapport de force, l’agressivité, un relâchement des normes déontologiques dans le langage et dans l’usage de la force… Ce qui apparaît en creux, en effet, c’est l’absence d’autres unités policières qui pourraient parvenir à établir une relation apaisée et pacifiée de régulation de l’ordre public, avec à la clé le maintien de la tranquillité publique pour la population.

En même temps, le film montre une vraie « proximité » justement, entre ces policiers et la population : ils semblent connaître le quartier par cœur, sont présents sur le terrain. Le problème vient-il de la doctrine d’intervention ? De la formation des agents ? Du manque de moyens ?  

La proximité paradoxale que montre le film est intéressante. On a tendance à dire en France que les policiers qui interviennent en banlieue sont extérieurs à ce territoire. Dans Les Misérables, ce n’est pas le cas puisque l’un d’entre eux vient de la même ville. Cette police est relativement proche même si elle a produit ses propres normes. Dans cette journée que décrit le film, la BAC échappe à la police en quelque sorte. Il dénonce implicitement une hiérarchie qui laisse faire, ce que l’on voit dès l’une des premières scènes où la commandante de police parle de solidarité interne et d’efficacité au nouvel arrivant. La hiérarchie joue un rôle dans ce cadre-là : elle délègue ses « basses œuvres » à une unité policière. Nous sommes dans un cercle vicieux. La force appelle la force et la résolution pragmatique du problème se traduit par la corruption, l’usage excessif de la violence et la dissimulation des preuves. La logique territoriale et la supposée efficacité se retournent contre ce qu’on peut considérer comme une action professionnelle déontologique.

Le film montre également les vicissitudes de leur métier et la détresse des policiers. Les policiers sont-ils plus malheureux dans les quartiers ? Le nombre de suicides de policiers est-il plus élevé ?

Sur les suicides, nous n’avons pas de données suffisamment précises. De façon générale, le métier de policier est bien sûr très difficile. Ils sont confrontés à la dureté de la vie. Ils se sentent d’autant plus mal en banlieue qu’ils vivent souvent ce territoire comme hostile. Il faut savoir que les policiers qui viennent de petites et moyennes villes de province commencent souvent leur carrière en banlieue parisienne, ce qui est montré de manière implicite dans Les Misérables. Ce décalage accentue leur sentiment d’extériorité. Cela peut avoir pour conséquence cet aspect moralisateur que l’on voit dans le film, lorsque l’un des policiers fait la leçon à une mère de famille sur sa manière d’élever ses enfants. Certains ont une lecture très moralisante d’un quartier dont ils se sentent très extérieurs.

Au moment de la fouille de la jeune fille dans un abrisbus de Montfermeil, l’un des policiers utilise l’état d’urgence comme un argument pour ne pas suivre le protocole. Qu’est-ce que les attentats de 2015 et la mise en place de l’état d’urgence ont changé ou permis ?

Ces deux exemples montrent surtout la façon dont les policiers sont capables, selon la situation, de s’affranchir des règles de droit. Le cas du contrôle est particulièrement emblématique. Ils déclenchent un contrôle avec un motif faible, ils font une palpation sans raison valable, ils refusent d’être filmés alors qu’ils n’ont pas le droit de le refuser… La dimension genrée n’est, par ailleurs, pas du tout négligeable. Le policier s’affirme face à des femmes.
Dans le deuxième cas, de la fouille de l’appartement, la femme ne veut pas se laisser faire, mais l’un des policiers réussit à la convaincre en jouant sur la proximité culturelle. Ces deux exemples illustrent très bien ce que peut être la police en banlieue. Dans les deux cas, ils s’affranchissent des règles de droit. Avec d’un côté la force brute, de l’autre la capacité de négociation qui se base sur les relations à la population.

À plusieurs reprises dans le film on voit des citoyens filmer des altercations avec les policiers de la BAC. La possibilité de documenter ces faits a-t-elle permis de mieux contrôler la police ?

Être filmé, pour les policiers, représente une vraie crainte. Quand ils se trouvent dans une situation d’usage non proportionné de la violence, potentiellement jugé comme illégitime (c’est le cas dans le film avec l’usage d’un lanceur de balles de défense), il s’agit d’une version contre l’autre. Si on a un professionnel face à une « personne lambda », qui parfois peut avoir des faits de délinquance derrière elle, cette dernière a moins de chance d’être écoutée par les instances de contrôle. Une vidéo peut changer la nature de l’enquête.

L’Inspection générale de la Police nationale (IGPN) est mentionnée plusieurs fois par les policiers. Pourquoi les policiers sont-ils peu souvent sanctionnés dans ces affaires de violence, accréditant l’idée délétère d’une impunité policière ?

L’IGPN est une instance de contrôle interne à la police. Elle est crainte par les policiers, comme on le voit dans le film. Pourtant, vue de l’extérieur, l’instance est critiquée pour sa supposée indulgence vis-à-vis des policiers. Ces critiques ont été formulées cette année au travers d’une série de faits récents : les gilets jaunes, l’affaire de la mort de Steve Maia Caniço à Nantes… L’IGPN appartient à la direction générale de la police nationale, son ou sa chef·fe est nommé·e par le ministre de l’intérieur… Tout cela fait peser des suspicions, pas toujours justifiées d’ailleurs, sur la supposée neutralité des agents qui inscrivent leur travail dans normes déontologiques précises. Mais les événements récents interrogent tout de même sur le lien étroit entre Direction générale de la police nationale et IGPN.

Récemment, les affaires de « violences policières » ont dépassé le cadre des banlieues (manifestations de gilets jaunes, marches pour le climat…). La médiatisation de ces affaires pourrait-elle mener à une réforme de fond de la police en France ?

Le ministère a récemment engagé un travail sur un nouveau schéma national du maintien de l’ordre. Un certain nombre de points sont en discussion sur comment mieux cibler les interventions policières, comment mieux communiquer avec les manifestants… A priori, ce sont des signes positifs envoyés par le ministère, qui s’interroge sur ses pratiques passées. En revanche, il faut attendre de voir si cela va se traduire effectivement par une vraie interrogation sur des sujets comme par exemple les conditions d’usage des lanceurs de balle de défense, la communication avec les manifestants ou encore les stratégies d’intervention en manifestation en ayant un recours proportionné à la force. Le ministère aurait tort de penser qu’il ne doit procéder qu’à de simples adaptations mineures et tactiques. Les événements successifs de 2019 ont rappelé qu’utiliser la force dans une démocratie n’a rien d’anodin. Il faut faire attention à ne pas creuser un gouffre entre police et population.

Jacques de Maillard est professeur de Sciences politiques à l’Université de Versailles-Saint-Quentin. Il est le co-directeur du master « Politiques de prévention et sécurité ».
Il est l’auteur de plusieurs ouvrages sur la police, notamment
Sociologie de la police - Politiques, organisations, réformes (avec Fabien Jobard, ed. Armand Colin, 2015) et Polices comparées (ed. LGDJ, 2017).