300 : Tout ça pour Sparte
Déjà sérieusement éreinté par les flèches de la critique, 300, adaptation cinématographique de la bande dessinée de Frank Miller sur la bataille des Thermopyles, comptera sûrement autant de détracteurs dans le monde enseignant que les Grecs ont eu à combattre de Perses lors des guerres médiques.
Indigence du traitement historique (escamotage des enjeux politiques de la seconde guerre médique, oubli des autres cités grecques au profit de la seule Sparte, survol de la question de l’éducation spartiate — agogè et cryptie —), invraisemblances et contresens (passent encore la vision faussée du conseil et du pouvoir royal, l’absence des périèques et des hilotes — même lors de la cryptie —, l’intervention d’Arcadiens au côté des Spartiates ou d’un rhinocéros parmi les hommes de Xerxès déguisés en ninjas — ou en fedayins ? —. Mais on ne comprend toujours pas le choix de montrer les éphores comme des personnages monstrueux, corrompus et difformes), stupidité des dialogues (dans cette ode à Sparte, pourquoi ne pas avoir rendu hommage au laconisme de sa langue), laideur générale de la bande sonore et des effets visuels de synthèse : historiens et hellenistes risquent de passer leur chemin.
Ceux qui passeront outre pourront être rebutés par la débauche complaisante de violence, et la fascination assez perverse pour la monstruosité (les éphores pustuleux, Ephialtès), toujours associée à la corruption morale et opposée à la beauté sculpturale des braves et honnêtes guerriers. De là à imaginer Frank Miller et Zack Snyder en proto-fascistes fascinés par le militarisme, l’autoritarisme et l’eugénisme spartiates, et 300 en œuvre de propagande à la gloire de Georges W. Bush, moderne Léonidas en lutte contre l’invasion barbare, il n’y a qu’un pas, assez tentant, à franchir.
Le paradoxe est peut-être que dans ces critiques se cachent en creux les qualités du film : à l'inverse des représentations courantes de l'histoire antique et des conceptions morales actuelles, ce peplum semble plus proche de l'esprit des textes grecs (Herodote, Eschyle, Plutarque…) que ses prédécesseurs édulcorés.
300 s’affronte en effet avec un certain culot au registre considéré comme le plus élevé sous l’Antiquité : l’épique. La violence invraisemblable des scènes du film semble effectivement assez proche de celle des combats de la seconde guerre médique, tel qu'ils nous sont rapportés par Hérodote. Leonidas, grand roi, valeureux guerrier et époux modèle, est dans le film élevé au rang de héros : frère d’Hector et d’Achille mais aussi d’Ulysse, par les ruses qu’il emploie aussi bien pour contourner les règles de Sparte que pour défier Xerxès et ses armées (faire mine de s’agenouiller pour lancer l’attaque finale : on pense au Cheval de Troie ou à la mutilation de Polyphème).
En relisant Les Perses d’Eschyle (la description des Perses comme précieux et efféminés, l’opposition entre la monarchie absolue perse et les règles politiques grecques) ou l'Histoire d'Herodote (VII, 104, Démarate à Darius à propos des Spartiates : "En combat singulier, ils valent n’importe qui, mais tous ensemble ils sont les plus braves des hommes. Ils sont libres, certes, mais pas entièrement, car ils ont un maître tyrannique, la loi, qu’ils craignent bien plus encore que tes sujets ne te craignent : assurément, ils exécutent tous ses ordres ; or ce maître leur donne toujours le même : il ne leur permet pas de reculer devant l’ennemi, si nombreux soit-il, ils doivent rester à leur rang et vaincre ou périr." ), on se rend compte que le film est plus profond qu’il n’y paraît. La démesure du conflit (le sol tremble à l'arrivée de la multitude perse, un nuage de flèches barbares cache le soleil) tout comme le manichéisme opposant la liberté et l'ordre grecs aux désordres, à la richesse, à la cruauté de la tyrannie perse pourrait être une traduction fidèle des sentiments que les Grecs du Vème siècle ont éprouvé face à l'arrivée des foules barbares.... face à ces myriades d'hommes soumis et fouettés par un chef impie et coupable d'hybris.
Il ne faut d’ailleurs pas oublier que cette épopée nous est narrée par un rescapé des 300, et sert à réunir les Grecs contre les forces barbares à Platée : le film nous dit ici quelque chose d’important, à savoir que c’est à partir de récits retravaillés par l’imaginaire que se cimente une unité culturelle. La sortie et le succès de 300, deux mille cinq cents ans après les Thermopyles, en sont la meilleure preuve