Cleveland contre Wall Street de Jean-Stéphane Bron
Le cinéma peut-il nous venger de la réalité ? L'année dernière à la même époque, les critiques avaient copieusement glosé sur la fin d'Inglorious Basterds de Quentin Tarantino, et ce fantasme de cinéma qui consistait à redresser le cours de l'histoire par la fiction (en faisant périr Adolf Hitler dans un incendie). Il y a quelques années, le Festival avait programmé en séance spéciale le Bamako d'Abderrahmane Sissako, qui orchestrait le procès fictif des institutions financières internationales (FMI, Banque Mondiale…) par la société civile africaine. Cleveland contre Wall Street de Jean-Stéphane Bron, présenté à la Quinzaine des réalisateurs, pousse le bouchon un peu plus loin, en transposant la même démarche dans le genre documentaire : le procès qu'il met en scène comporte un "vrai" juge, un "vrai" jury, de "vrais" avocats et de "vrais" témoins ; et pourtant il n'a jamais eu lieu. Comme l'explique le cinéaste en voix-off dans son propos liminaire, la ville de Cleveland a bien songé à assigner en justice les grandes banques qu’elle jugeait responsables de la crise immobilière ; mais le procès a été bloqué au premier stade de la procédure par une armada d'avocats stipendiés par Wall Street. Comprenant que le procès qu'il comptait suivre n'aurait jamais lieu, le cinéaste a contacté tous les protagonistes pour leur proposer de le transformer en "procès de cinéma".
L'initiative pose de passionnantes, et embarrassantes, questions théoriques. Mais l'audace et la force du film sont justement de ne pas s'en embarrasser, et de croire coûte que coûte à l'intérêt de son dispositif. C'est cette foi qui permet à Cleveland contre Wall Street de trouver son rythme et son ton, et d'emporter avec lui le spectateur. Il faut dire que le film repose sur une dramaturgie qui a fait ses preuves au cinéma, aussi bien dans le genre fictionnel (Jean-Stéphane Bron cite parmi ses influences Autopsie d'un meurtre d'Otto Preminger et Erin Brokovich de Steven Soderbergh) que dans celui de la fiction (Un coupable idéal ou Soupçons de Jean-Xavier de Lestrade, pour rester de ce côté de l'Atlantique) : c'est devenu une banalité de rappeler qu'un tribunal est un théâtre, et ce d'autant plus dans la procédure accusatoire américaine (qui oppose frontalement deux parties). Il faut dire également que le sujet de la crise des subprimes, qui a donné lieu cette année à pas moins de trois films dans les différentes sélections (les deux autres étant Wall Street 2 d'Oliver Stone et le documentaire Inside Job de Charles Ferguson), est suffisamment brûlant pour nous accrocher et nous tenir en haleine.
On n'entrera pas plus dans l'analyse du film, pas plus qu'on ne dévoilera l'issue du procès : on fera plutôt remarquer l'intérêt pédagogique de ce dispositif, et du film qui en est le fruit. Cleveland contre Wall Street n'est pas simplement un documentaire sur la crise des subprimes et ses dramatiques conséquences. C'est aussi un formidable témoignage sur l'Amérique d'aujourd'hui, son système judiciaire (à différencier du système français), ses réalités économiques (Cleveland comme exemple du déclin de la rust belt) et sociales (rapports de classe, rapports de race), mais surtout ce qu'on pourrait appeler sa "psyché" : lors de l'audience en elle-même puis de la scène de délibération du jury (sur laquelle plane le souvenir de Douze hommes en colère) se font jour les oppositions idéologiques qui fracturent la société américaine, notamment autour des notions de liberté et de responsabilité individuelle. Mais, comme les autres films de procès, Cleveland contre Wall Street est aussi un grand film sur l'argumentation, que l'on pourra étudier à travers les stratégies des avocats des deux parties : on sera particulièrement attentif au cauteleux avocat de la défense, parfait "méchant" de l'histoire, et à son utilisation des questions fermées, du syllogisme ou de l'argument d'autorité…
Cleveland contre Wall Street de Jean-Stéphane Bron, Quinzaine des réalisateurs