"En regardant le film, on est d’abord sensible à ce que Sophie Barthes a passé sous silence"
Que pensez-vous du travail d’adaptation mené par Sophie Barthes ?
C’est une adaptation très libre, et donc très inventive. Si l’on regarde la chronologie des adaptations de Madame Bovary, établie par Mary Donaldson-Evans pour le site Flaubert, celle de Sophie Barthes arrive en vingtième position, la première datant de 1932. C’est assez vertigineux. Sur quels critères évaluer cette adaptation ? Le plus commun concerne la plus ou moins grande « fidélité » du film par rapport au livre. L’une des adaptations les plus proches du texte est assurément celle de Chabrol en 1991 : on se souvient qu’elle a divisé la critique et les spectateurs, certains l’ayant trouvée trop « illustrative ». Sophie Barthes, elle, joue sur une distance variable : elle se tient quelquefois très près du texte romanesque, dans quelques scènes dialoguées, par exemple, mais le plus souvent, elle s’en éloigne, au point de supprimer des personnages ou des scènes très attendues, ou de les réduire, ou encore de les transformer considérablement. On dirait qu’elle joue avec notre mémoire de lecteur, et qu’elle a choisi d’opérer sur un mode allusif. Elle semble partir du principe que le spectateur connaît le roman, et qu’il n’est donc pas nécessaire de lui raconter l’histoire en continu…
Quel passage le plus retravaillé avez-vous trouvé particulièrement réussi ?
Les spectateurs attendent évidemment les « morceaux de bravoure » du roman, par ordre les noces, le bal de la Vaubyessard, les Comices, l’opéra, la visite de la cathédrale. Sophie Barthes a traité ces grandes scènes obligées d’une manière elliptique et économique, réduisant par exemple l’épisode de l’opéra à un simple concert. Mais c’est le bal de la Vaubyessard qui fait l’objet de la transformation la plus importante. Charles et son épouse sont bien invités au château par le marquis d’Andervilliers, mais le bal est remplacé par une chasse à courre. Plus de bal ni de couples tournoyants, mais une ronde de chiens et de chevaux avec cavaliers et cavalières, au sens équestre. Sophie Barthes ne refait pas la séquence « tournante », avec caméra subjective, d’une Emma emportée par la valse, jusqu’au vertige. L’idée de cette substitution a peut-être été motivée par la fameuse scène que Flaubert appelle « la baisade » : c’est lors d’une promenade à cheval en forêt que Rodolphe séduit Emma. La chasse à courre métaphorise la poursuite de la proie, son hallali sous les aboiements de la meute hurlante, et finalement sa mise à mort. La scène est assez lourdement symbolique, avec des connotations sexuelles : la lame pleine de sang que le « viandard » essuie sur la mousse d’un tronc, la patte du cerf offerte en trophée à Emma… À la faveur de cette modification, Sophie Barthes condense en un seul trois personnages différents : le marquis d’Andervilliers, le vicomte dont le porte-cigare fait rêver Emma, et l’amant Rodolphe. Fusion tout à fait acceptable : ces hommes s’équivalent par rapport aux désirs de l’héroïne. En substituant la chasse au bal, la réalisatrice extériorise la scène. Or, on s’aperçoit qu’elle inverse à plusieurs reprises le dedans et le dehors. Les scènes d’extérieur, telles que la « baisade » avec Rodolphe, se passe plus banalement sur un canapé, et les scènes qui ont pour cadre un espace clos, le bal et la mort, sont transposées en extérieur. Emma meurt dans le chemin d’une forêt. Bournisien lui avait dit, lors de son dernier passage à l’église, avant son suicide : « On trouve un silence profond dans le bruit de la nature. » Cette mort en plein air, est-ce une façon d’échapper à son destin de femme enfermée ?
Quel(s) aspect(s) du roman de Flaubert la réalisatrice a-t-elle privilégié(s) à vos yeux ?
En regardant le film, on est d’abord sensible à ce que Sophie Barthes a passé sous silence. Le roman de Flaubert, c’est bien connu, se tient d’un bout à l’autre dans le registre de l’ironie plus ou moins perceptible, ironie explicite contre la bêtise et jusque dans le traitement de l’héroïne, ce qui était plus neuf. Or cette position de distance ironique est absente chez Sophie Barthes : seul le curé Bournisien conserve sa lourdeur matérialiste quand il refuse d’entendre le mal être de la femme du médecin, mais Homais passerait presque pour un personnage sympathique, proche de Charles, qui lui-même est un mari enfermé dans les convenances sociales, sans être pour autant positivement stupide. En revanche, le personnage de Lheureux, si bien ou si mal nommé, joue dans le film un rôle beaucoup plus important que dans le roman. On pourrait même dire que c’est le personnage principal avec Emma : le couple de la consommatrice (Madame Bovary est le premier roman de la société de consommation, et Sophie Barthes fait bien ressortir cette dimension) et de l’usurier qui la mène progressivement et consciemment à la ruine. Parmi ce « personnel » restreint, Emma se détache en majesté. C’est sans doute l’aspect que l’on retiendra de ce film : c’est le portrait d’une femme. Parlant de son roman, Flaubert disait qu’il s’agissait d’« une biographie plutôt qu’une péripétie développée ». Il concentre l’intérêt sur l’évolution d’un personnage, sur ses « états d’âme », en négligeant le romanesque de l’intrigue. Sophie Barthes pousse à bout cette logique en multipliant les gros plans sur le visage de son actrice. Certes, dans le roman, le personnage éponyme est omniprésent, c’est elle qui est vue et c’est par elle qu’on voit, mais elle est au centre de tout un petit monde de la médiocrité provinciale. Sophie Barthes a choisi de l’isoler et de restreindre son milieu, déjà petit dans le roman, à un cercle encore plus étroit. Le drame se dessine sur son beau visage sensible, plus que dans les événements.
Peut-on dire qu’Emma Bovary est une héroïne chez Flaubert ?
Avec Flaubert, on entre dans un processus de « déshéroïsation » du héros, c’est-à-dire que l’on sépare les deux sens du mot héros : le personnage principal, celui qui donne son nom au roman, qui occupe le plus de place dans le texte, qui incarne le point de focalisation majeur, n’est plus la figure qui porte les valeurs et qui se distingue par de hauts faits exceptionnels. Flaubert introduit dans la littérature l’anti-héros, depuis Charles, le médecin raté qui ouvre et clôt le premier roman publié, jusqu’à Bouvard et Pécuchet, les autodidactes qui veulent tout savoir, en passant par Frédéric, qui assiste en spectateur à l’échec de sa vie. Emma n’échappe pas tout à fait à cette galerie de portraits négatifs, mais elle s’en distingue cependant par la force de son désir, même s’il se nourrit d’illusions, par son énergie. Dans l’article qu’il fait paraître au moment de la publication du roman, Baudelaire souligne bien le caractère dominateur d’Emma, sa supériorité, son côté « viril », contestant et retournant à son profit la domination masculine. À propos de Léon, Flaubert écrit cette phrase sans ambiguïté : « Il devenait sa maîtresse plutôt qu’elle n’était la sienne. » En cela elle est une héroïne : elle agit, elle décide, même si son action et ses décisions se fracassent sur les conventions et sur les limites de la vie d’une femme en province. « César à Carpentras ; elle poursuit l’Idéal ! », disait encore Baudelaire. C’est une héroïne bridée, empêchée par les « mœurs de province », sous-titre du roman, qui plombe la destinée du personnage éponyme.
Jules de Gaultier définit le bovarysme comme la faculté « de se concevoir autre qu’on n’est ». Cela ne concerne-t-il qu’Emma chez Flaubert ?
Jules de Gaultier était un philosophe : en reprenant le néologisme de « bovarysme » forgé du vivant de Flaubert par le critique Gustave Merlet (en 1860) et repris par Barbey d’Aurevilly (en 1865), il voulait partir de la condition d’Emma, femme insatisfaite dans un milieu social borné, pour l’élargir à l’humanité entière, femmes et hommes confondus : nous sommes tous des « bovarystes », désirant être autres et ailleurs, ou comme le disait Flaubert à Louise Colet, avec une expression imagée reprise par Sophie Barthes : nous demandons des oranges aux pommiers. Si nous sommes toutes et tous « bovarystes », tous les personnages de Flaubert le sont aussi : Bouvard et Pécuchet sont des bovarystes du savoir encyclopédique, animés par la libido sciendi. Seuls les personnages bêtes ne désirent rien au-delà de leur présence opaque, tels que Charles ou Homais. Encore n’est-ce pas tout à fait sûr : après la mort d’Emma Charles se met à désirer : « elle le corrompait par-delà le tombeau ». Et Homais, tout positif qu’il soit, rêve lui aussi : il rêve de distinction et de reconnaissance sociale. L’ironie de l’histoire fait qu’il est exaucé à la dernière ligne, en recevant « la croix d’honneur » (la Légion d’honneur). Mais c’est évidemment Emma, à l’origine de la notion extensive, qui est la plus « bovaryste », parce qu’elle cumule les désirs de l’ailleurs (Paris, l’Italie) et l’altérité (l’aristocratie, l’art, le sublime de l’amour) et qu’elle en meurt.
En quoi l’Emma de Sophie Barthes diffère-t-elle de l’Emma de Flaubert ?
La différence tient, me semble-t-il, à un parti pris technique. Flaubert, on le sait, se veut un romancier impersonnel : le lecteur ne doit rien apprendre de la vie ni de l’opinion de l’auteur entre les lignes de son texte. À l’épreuve du texte, cette impersonnalité n’est pas toujours respectée : il arrive au narrateur de porter des jugements négatifs ou positifs sur ses personnages. Mais le plus souvent, il maintient l’ambivalence, et le lecteur est pris dans un jeu subtil de proximité et de distance, sans qu’il y ait jamais de sympathie marquée favorisant l’identification. Ce jeu d’équilibriste repose en partie sur l’utilisation du style indirect libre, que Flaubert n’invente pas mais qu’il généralise : par ce procédé, le lecteur se place à la fois au point de vue du personnage qui pense ou qui se parle à lui-même et du point de vue du narrateur qui introduit une plus ou moins grande distance ironique, faisant ressortir la mauvaise foi, la fausse conscience, les illusions que le personnage entretient par son propre discours. C’est cela le coup de génie de Flaubert : Madame Bovary est un roman de l’identification d’une lectrice à ses modèles romanesques, et ce même roman bloque l’identification à son personnage. À tel point que les contemporains de Flaubert lui reprochèrent son insensibilité, son manque d’humanité et de compassion à l’égard de son héroïne. Or, cette technique littéraire n’est pas transposable telle qu’elle au cinéma. Il faut trouver des équivalents visuels. Mais Sophie Barthes n’en cherche pas. Elle ne prend pas de distance vis-à-vis du personnage. Elle tourne un film « personnel » là où Flaubert visait l’impersonnalité, non pas au sens où elle ferait un film autobiographique, mais parce que le personnage d’Emma est constamment offert à nos yeux et à nos cœurs, dans une invitation au partage des émotions qui se lisent à visage ouvert.
Pourquoi est-ce un personnage qui peut encore nous toucher aujourd’hui ?
Cette permanence dans le temps, de certains personnages et de certaines œuvres, est assez mystérieuse. C’est sans doute ce qu’on appelle un classique : une œuvre qui traverse les âges, qui était bien de son temps, et qui est encore du nôtre. Chacun trouvera ses raisons d’être touché par le personnage : on peut succomber à sa puissance de séduction, voir en elle une figure du féminisme, la victime d’une addiction, l’affirmation du désir contre la loi. Comme tous les héros tragiques, elle inspire de l’horreur et de la piété, et la courbe involutive de son destin a sur le lecteur des vertus cathartiques. On pourrait trouver également une autre raison de la pérennité de ce roman en le rapprochant du livre que Flaubert dit avoir su par cœur avant d’apprendre à lire : Don Quichotte. Emma est bien une sorte de Quichotte féminin. À travers eux, Cervantes et Flaubert installent une tension universelle entre le rêve et la réalité, entre l’aspiration au sublime et la retombée dans l’ordinaire, entre la poésie et la prose.
Que pensez-vous des différentes comédiennes qui ont interprété le rôle d’Emma au cinéma : Valentine Tessier chez Renoir, Jennifer Jones chez Minnelli, Isabelle Huppert chez Chabrol, Mia Wasikowska chez Barthes ?
L’actrice Mia Wasikoswka prend la suite d’une longue distribution du rôle-titre. Par ordre chronologique, il y eut d’abord Valentine Tessier (1934). Elle fut imposée à Jean Renoir par Gaston Gallimard, dont elle était la maîtresse. À 42 ans, elle affichait le double de l’âge de l’héroïne. Elle dut composer avec ce décalage, incarnant une femme de tête, mûre, calculatrice, plus froidement intellectuelle que sensuelle. Jennifer Jones (1949) convenait mieux au rôle. Contraint par les attentes du public hollywodien et sous la menace de la censure, Minnelli gomme entièrement l’anticléricalisme du roman et il le place dans la perspective du procès dont Flaubert sortit blanchi. Tous les personnages font repentance et Lheureux tire la morale, un comble ! Dans ce contexte, Jennifer Jones, jouant « comme une poupée capricieuse et gâtée qui mérite son sort, n’attire pas la sympathie du spectateur » (Mary Donaldson-Evans). En 1991, Isabelle Huppert s’impose à l’écran par une détermination froide : c’est une force qui va. Mia Wasikowska est probablement l’actrice qui évolue le plus tout au long du film en exprimant des émotions à fleur de peau par un visage changeant, d’abord surface lisse prête à recevoir toutes les impressions, souriant au cadeau que lui fait son père le jour de son mariage, puis se fermant aussitôt en regardant les jeux idiots auxquels se livrent les invités de la noce, bouche crispée d’une moue de déception et de dégoût devant les trivialités de Charles, déterminée dans la révolte, tour à tour rêveuse et portant toute la déception du monde. Son visage est un « paysage choisi », comme dirait Verlaine, reflet d’une belle âme tourmentée, une plaque sensible exposée aux ombres et à la lumière. D’un autre point de vue, parmi toutes les actrices, c’est assurément celle qui porte les plus belles robes : ce n’est pas seulement un film en costumes d’époque, c’est aussi un film sur les costumes, sur le grain et sur la couleur des étoffes, assortie à un état d’âme et à un cadre, par exemple cette robe couleur d’automne dans laquelle Mia-Emma meurt, sur un lit de feuilles tombées.
C’est la première fois qu’une jeune réalisatrice adapte ce roman, quelle différence majeure avec ses illustres prédécesseurs masculins la distingue ?
Elle est en effet la première femme après une longue lignée d’hommes, si l’on met à part Anne Fontaine adaptant le très subtil roman graphique de Posy Simmonds, Gemma Bovery, mais comme le titre l’indique, il ne s’agit pas d’une adaptation directe du roman. Pourquoi les femmes ont-elles attendu si longtemps ? Sophie Barthes s’est-elle posé la question du masculin-féminin lors du choix et pour l’adaptation ? Autrement dit, un réalisateur homme aurait-il pu tourner le même film, exactement ? Pourquoi pas ? Les adeptes des genders studies parlent volontiers d’écriture (littéraire ou cinématographique) masculine et féminine. Y a-t-il une spécificité de l’écriture féminine, et où résiderait-elle ? Dans les thèmes traités, dans les formes, dans le style, dans les images ? Flaubert avait là-dessus une position qui pourrait mettre tout le monde d’accord : il faut avoir « les deux sexes de l’esprit » pour être un créateur complet. Avec les clichés de l’époque, il disait à peu près qu’il était nécessaire de conjuguer les muscles d’un homme et les nerfs d’une femme. Lui-même, colosse grand et lourd, se considérait comme une femme hystérique. Il n’a sans doute jamais dit « Madame Bovary, c’est moi », citation apocryphe qu’on lui prête à titre posthume, mais si cette formule a fait fortune, c’est probablement parce que l’auteur est un homme et le personnage auquel il s’identifie est une femme, comme si Flaubert avait dit avant Rimbaud : « Je est UNE autre ». Sophie Barthes n’est pas UNE autre, elle est femme, et peut-être qu’elle se reconnaît plus en Emma qu’un homme ne l’aurait fait, qu’elle manifeste plus de sympathie, qu’elle place sa caméra plus près, et qu’elle évacue du roman tout ce qui n’est pas Emma pour la suivre au long de cette chronique d’une mort annoncée.
Propos recueillis par Florence Salé
Yvan Leclerc est professeur à l’université de Rouen, directeur du Centre Flaubert, laboratoire CÉRÉdI. Il a supervisé l’édition intégrale du manuscrit de Madame Bovary : http://www.bovary.fr.