Enfance clandestine © Pyramide distribution

"Il y a un crescendo dans l'histoire de la violence politique en Argentine qui culmine pendant la dictature"

Entretien
de Benjamin Avila
110 minutes 2013

Zérodeconduite : Le film de Benjamin Avila se déroule en Argentine, en 1979, pouvez-vous nous décrire le contexte politique du pays ?

Diana Quattrocchi-Woisson : Il s'agit de la dernière dictature militaire du XXème siècle, qui commence en 1976 et se termine en 1983. Elle ponctue une série de coups d'état et de mouvements de contestation violents. Il y a un crescendo dans l'histoire de la violence politique en Argentine et la période qui concerne le film est la plus aiguë. Et cela ne s'explique pas uniquement par l'apparition de la guérilla de gauche péroniste sur la scène politique. Cette radicalisation concerne l'ensemble de la société, aussi bien la classe moyenne que les syndicats enseignants ou les syndicats ouvriers.

Comment naît cette radicalisation ? Quelle est l'origine de la violence politique en Argentine ?

D.Q.W. : Cette radicalisation s'inscrit dans un contexte latino-américain. L'Argentine n'est pas le seul pays concerné par les mouvements de guérilla et les coups d'états. Mais le pays se caractérise par une spécificité de violence à outrance par rapport aux autres pays d'Amérique latine, même par rapport au Chili. La dictature d'Augusto Pinochet a fait de 3000 à 4000 victimes. Mais la plupart de ces crimes étaient commis à ciel ouvert, notamment dans des stades de football. En Argentine, on parle de 30 000 disparus. Le spectre de ces disparus hante toujours le pays et renvoie à la clandestinité de cette répression. De plus, l'église catholique argentine a conservé un silence complaisant, alors que l'église chilienne et l'église brésilienne ont levé la voix contre les répressions violentes qui sévissaient dans leur pays.

Dans le film, les parents du jeune Juan sont des guérilleros Montoneros. Pouvez-vous nous présenter ce mouvement ?

D.Q.W. : Pour comprendre ce que sont les Montoneros, il est indispensable d'expliquer le péronisme. Juan Domingo Perón est un militaire qui accède au pouvoir à la suite d'un coup d'état en 1943. En tant que vice-président de la junte militaire, il développe une politique ouvriériste. Jugé trop radical par ses pairs, Perón est arrêté et envoyé en exil. Mais, le 17 octobre 1945, les syndicats lancent une grève et une foule d'ouvriers investit la place de Mai (Plaza de Mayo, site central de la ville de Buenos Aires) pour demander sa liberté. Les militaires choisissent de ramener Perón plutôt que de tirer sur les manifestants, trop nombreux. Il s'agit de l'évènement fondateur du péronisme qui change le cours de l'histoire argentine. Les liens entre Juan Domingo Perón et le mouvement ouvrier seront désormais indestructibles.

Que se passe-t-il ensuite ?

D.Q.W. : Juan Perón abandonne la vie militaire et demande à ses camarades d'armes de convoquer des élections. Celles-ci ont lieu en février 1946, ce sont les plus démocratiques de l'histoire argentine. Perón est élu et son mandat sera à l'origine de nombreuses réformes : tentative de justice sociale, redistribution, congés payés, sécurité sociale... Mais il est chassé du gouvernement par un coup d'état en 1955. Déchu, son exil durera 18 ans.

Est-ce que la révolution cubaine de 1959 a une incidence sur la politique argentine ?

D.Q.W. : C'est un événement ressenti comme majeur dans toute l'Amérique latine. Les jeunes contestataires argentins sont séduits par Fidel Castro. Depuis son exil, Perón salue Castro et la révolution castriste. A la mort de Che Guevara, il écrit que ''le meilleur d'entre nous est tombé''. A cette époque, en Argentine, le péronisme est toujours très populaire mais il est réprimé. Les partis politiques sont interdits. Le fait même de nommer Perón était interdit. Les élections ne sont qu'une succession de fraudes. Ce climat, ainsi que la révolution cubaine, contribuent à radicaliser la situation. Les années soixante marquent également le début d'un mouvement de contestation au niveau international, Mai 68, le printemps de Prague... En Argentine, cet élan de protestation arrive un an après, dans la ville de Córdoba. Cette insurrection populaire, appelée Cordobazo, est lancée par les ouvriers des usines automobiles. Elle est réprimée par le gouvernement militaire. Il ne faut pas oublier que nous sommes en pleine guerre froide et que l'Amérique latine, arrière- cour des Etats-Unis, est l'un des "points chauds" du globe. Tout dissident est considéré comme un communiste par les militaires.

Dans ce contexte, des groupes de guérilla naissent en Argentine. Dont l'organisation politico-militaire des Montoneros ?

D.Q.W. : Les guérilleros Monteneros font effectivement leur apparition en 1969, après le Cordobazo. Leur première action publique est l'enlèvement de Pedro Eugenio Aramburu, un des militaires à l'origine du coup d'état contre Juan Domingo Perón en 1955. Les Montoneros le fusillent à la suite d'un jugement politique clandestin. La joie populaire que provoque la mort de cet homme est spectaculaire. Cette opération a valu à cette guérilla péroniste le nom de Montoneros. Ce terme date des guerres civiles argentines du XIXème siècle, postérieures à l'indépendance. Celles-ci opposaient des chefs locaux entre eux, s'appuyant sur des petites armées avec des bases populaires. En espagnol, un monton de gente signifie beaucoup de gens. En choisissant ce nom, les Montoneros cherchent une filiation historique. C'est un succès car ils jouissent d'un soutien populaire considérable. Au lieu d'être choqués par la séquestration et l'assassinat d'Aramburu, les Argentins applaudissent. Cela témoigne du niveau de conscience démocratique de la société argentine à ce moment-là. Le pays était en état de guerre civile non déclarée et la vie n'avait pas de valeur.

D'ailleurs, les Montoneros ont un slogan (qu'on les entend scander dans le film), ''Perón ou la mort''.

D.Q.W. : L'apparition de cette guérilla péroniste va suivre un processus particulier. Les Montoneros sont des militants de la gauche péroniste qui se radicalisent. Le mouvement est soutenu par Perón lui-même, qui considère qu'il fait partie de la résistance péroniste, au même titre que d'autres composantes beaucoup plus à droite, comme la bureaucratie syndicale qui négocie avec le gouvernement militaire en place, tout en se réclamant du péronisme. Ces mouvements de guérilla développent d'un côté un appareil militaire clandestin, et de l'autre ils s'insèrent dans les mouvements de masse des universités, des usines ou des quartiers. Ils arrivent à ramifier leur insertion sociale et à enthousiasmer la jeunesse.

Toute cette mobilisation autour de Perón arrive à le faire revenir au pays ?

D.Q.W. : On arrive à un moment-clé de l'histoire qui est l'année 1973. Les différentes dictatures militaires sont fatiguées d'interdire un péronisme toujours très vivant dans la vie politique argentine et qui grandit en popularité au fur et à mesure des proscriptions. Perón revient au pays en 1973 mais on lui interdit d'être candidat. Perón choisit un candidat très proche de la gauche péroniste, Héctor José Cámpora, que les Montoneros appelaient l'oncle, "el Tío" (il n'était pas le père fondateur du péronisme mais l'oncle). Cámpora gagne haut la main les élections de 1973 et certains ministères sont donnés à la gauche péroniste et les Montoneros. On ne parle plus alors de "Montoneros" dans le sens d'une guérilla, puisqu'on était revenu à une période démocratique, mais de jeunesse péroniste. Le mouvement péroniste s'étend de l'extrême gauche à l'extrême droite. La jeunesse péroniste, très clairement à gauche, a des ennemis au sein même du mouvement péroniste. Le processus de guerre civile non déclarée continue à l'intérieur du péronisme. Quand Héctor José Cámpora est élu, Perón revient définitivement au pays. Une foule énorme se réunit pour l'accueillir à l'aéroport d'Ezeiza en juin 1973. La confrontation entre les militants péronistes de gauche et de droite tourne au massacre. Ce massacre n'est pas le fait du camp militaire anti péroniste mais des péronistes entre eux ! Perón rentre au pays dans ce contexte, celui d'un pays profondément divisé entre la gauche et la droite.

Comment Perón réagit-il à ce massacre ?

D.Q.W. : Perón demande à Cámpora de convoquer de nouvelles élections auxquelles, cette fois-ci, il se présente. La situation était telle qu'il n'y avait pas d'arbitrage possible à l'intérieur du péronisme par une autre personne que Perón lui-même. Il est élu président avec 60% de voix, en juillet 1973. Il meurt une année plus tard, en juillet 1974. Pendant cette année là, la gauche péroniste perd de plus en plus de terrain à l'intérieur de l'appareil d'état. En Argentine, le candidat président doit se présenter avec un candidat vice-président qui doit le remplacer s'il meurt. Perón a si peu confiance en son mouvement politique qu'il a choisi sa femme, sa deuxième épouse, Isabel Perón, comme vice-présidente. Cette femme, qui n'avait aucune expérience politique, devient donc, à la mort de son mari, présidente. Jusqu'au coup d'état de mars 1976, elle ne contrôle plus rien. La radicalisation de la société continue et la gauche péroniste s'oppose de plus en plus ouvertement au gouvernement. A tel point qu'ils décident de passer à la clandestinité. C'est pendant le propre gouvernement d'Isabel Perón que les Montoneros passent à la clandestinité.

Pour quelle raison et dans quelles circonstances les Montoneros choisissent-ils la clandestinité ?

D.Q.W. : La rupture de Juan Perón avec la jeunesse péroniste a lieu en 1974, lors de la grande fête du premier mai. Pour éviter un autre massacre du type de l'aéroport d'Ezeiza, Perón demande aux militants péronistes de ne pas apporter de bannières d'identification ni de slogan visible sur la place de Mai. La gauche péroniste passe outre et déploie ses bannières au dernier moment. Perón, excédé, prononce un discours incendiaire depuis le balcon de la Casa Rosada (siège du pouvoir exécutif argentin qui donne sur la place de Mai) en traitant la jeunesse péroniste de "jeunes imberbes qui ne comprennent rien". Les Montoneros se sentent insultés et quittent la place.

Arrive ensuite le coup d'état d'état de mars 1976, qui met en place la sanglante dictature militaire dont il est question dans le film. Le coup d'état survient dans ce contexte.

D.Q.W. : Cette gauche péroniste n'a pas pu faire le deuil de ce père fondateur (Perón) qui ne les aimait pas. Leur répression par les militaires s'opérait déjà pendant le gouvernement d'Isabel Perón. La structure de la guérilla de gauche péroniste est très affectée. La dictature militaire au pouvoir en Argentine de 1976 à 1983 engage une répression clandestine sanglante : des dizaines de milliers de morts et disparus, des tortures dans des centres de détention clandestins au coeur même de la ville de Buenos Aires, des centaines de bébés enlevés aux victimes. Les militaires argentins, très catholiques, avaient peur que l'église puisse les critiquer, comme au Chili après le coup d'état d'Augusto Pinochet. Donc ils enlèvent, torturent, exécutent, mais sans jamais le montrer publiquement. Des commandos de militaires habillés en civil kidnappent dans des voitures banalisées. Les familles des disparus allaient au commissariat, au tribunal, pour demander où étaient leurs proches, mais les autorités niaient systématiquement. Tout était clandestin à l'époque. Les Argentins appellent cela, avec justesse, le terrorisme d'état. C'est au sein de l'état même que cette politique de terreur a été instauré.

Qu'advient-il des Montoneros ?

D.Q.W. : La tête du mouvement, dont Mario Eduardo Firmenich, parvient à quitter le pays et s'exile au Mexique. Les Montoneros participent à la révolution sandiniste au Nicaragua. En 1979, juste après le Mondial de football, les guérilleros Montoneros lancent ce qu'ils appellent la contre-offensive. Ils considèrent qu'il faut revenir au pays et ils demandent aux jeunes qui avaient pu s'échapper du pays, de revenir pour prendre les armes et militer pour la chute de la dictature. Cela correspond au retour clandestin en Argentine de Juan et sa famille, dans le film. L'opération est un fiasco. La plupart de ceux qui reviennent pour faire de la résistance à l'intérieur du pays seront repérés, kidnappés et tués.

L'historienne Diana Quattrocchi-Woisson est chargée de recherche au CNRS. Membre de l'Institut des Amériques, elle est la présidente-fondatrice de l'Observatoire de l'Argentine contemporaine. Parmi ses articles et ouvrages sur l'Argentine : « Autour des années de plomb. Histoire, Mémoire et Justice en Argentine » dans la revue Le Débat (n° 22, nov-déc 2002 - Gallimard), Histoire politique de l'Argentine contemporaine, 1890-2001. Un long et extrême vingtième siècle sud-américain, (Mémoire d'HDR, Paris, Université Diderot, 2009).