
"Le Printemps de Prague résulte d’une combinaison de facteurs externes et internes"
Paul Lenormand est maître de conférences en histoire contemporaine à l’Université Paris Nanterre depuis 2022.
Ses recherches ont principalement porté sur l’étude de la guerre et de la violence politique et sociale en Europe centrale au XXe siècle. Il a notamment publié Tchécoslovaques en guerre, De Munich à la guerre froide (Éditions Passés Composés, 2023). Il a visionné le film Radio Prague, les ondes de la révolte et accepté de nous livrer son point de vue sur le film.
Pouvez-vous tracer à grands traits ce qu'était la Tchécoslovaquie communiste et sa spécificité dans le "bloc" des démocraties populaires ?
Paul Lenormand : La particularité de la Tchécoslovaquie, par rapport à la Pologne ou à la Hongrie, par exemple, c’est la manière dont le pays est entré dans le bloc soviétique en 1948, à la faveur de ce que l’on a appelé le "coup de Prague" : une sorte de coup d’État qui combine des éléments de violence mais aussi des éléments de légitimité institutionnelle. La Tchécoslovaquie entre dans le communisme d’une manière un peu plus progressive et un peu moins imposée par l’extérieur que des pays voisins. Il n’y a ainsi pas de troupes soviétiques en Tchécoslovaquie pendant toute la première moitié de la Guerre froide. L’invasion d’août 68 est donc à la fois soudaine, brutale et totalement inédite : les jeunes Tchécoslovaques n’avaient jamais connu la présence militaire soviétique. En revanche, le régime tchécoslovaque est un régime stalinien répressif et violent, qui n’a rien à envier à ceux des pays voisins. La StB, l’appareil de Sécurité d’État que l’on voit à l’œuvre dans le film, est l’équivalent du NKVD en Union soviétique.
Quels sont les facteurs qui ont préparé le Printemps de Prague ?
Le Printemps de Prague résulte d’une combinaison de facteurs externes et internes : à l’extérieur il y a le relatif affaiblissement de la domination soviétique, à la suite de la mort de Staline en 1953. Cet affaiblissement a joué un rôle dans le déclenchement d’un certain nombre d’événements dans les pays voisins, en Allemagne de l’Est en 1953, et surtout en Pologne et en Hongrie en 1956. Les facteurs internes sont liés aux mauvaises performances de l’économie tchécoslovaque, qui créent des facteurs de mécontentement, notamment des pénuries. Un autre facteur explicatif est le vieillissement des élites. Antonín Novotný, le premier secrétaire du Parti communiste, est au pouvoir depuis 1957, c’est un cacique du régime. Le pouvoir communiste a aussi secrété une nomenklatura, une caste d’apparatchiks qui ont accès à de meilleurs appartements, à des vacances, à des possibilités de mobilité. Dans la jeunesse se développe le sentiment d’une société bloquée, et l’amertume envers une petite frange de privilégiés. Le film évoque les événements de la résidence universitaire de Strahov, qui constituent un moment très important : en octobre 67, les étudiants de cette résidence commencent à protester, parce qu’ils n’ont plus de chauffage ni de lumière dans leur résidence. Ils défilent dans la rue en disant "nous voulons de la lumière" et ils se font tabasser par la police. Le régime tente d’étouffer cette affaire, mais elle est très mal vécue, car les étudiants sont les enfants de la classe moyenne urbaine, une catégorie sociale proche du Parti communiste. On voit que des difficultés matérielles finissent par déboucher sur des revendications qui touchent aux libertés fondamentales.
Peut-on faire le lien avec les événements qui agitent de nombreux pays dans le monde lors de cette année 1968 ?
Il y a un effet de coïncidence générationnelle : dans toutes ces sociétés, la génération au pouvoir est celle qui a vécu la Seconde Guerre mondiale. Les enfants de cette génération arrivent à l’âge adulte dans les années 60, alors que se développe la société de consommation (y compris, de manière embryonnaire, à l’Est). Il y a chez les étudiants la volonté de sortir des carcans culturels, moraux qui pèsent sur eux, imposés par la génération de leurs parents. On peut souligner un point important qui est la place des femmes dans ces mouvements. Le régime communiste est plutôt conservateur sur le plan des mœurs, mais il prône l’émancipation des femmes. L’arrivée des femmes sur le marché du travail, la promotion de la mixité participent de cette aspiration à davantage de libertés individuelles et collectives.
En dehors de ces populations urbaines et jeunes qui sont acquises aux réformes, le Printemps de Prague bénéficie-t-il d’un large soutien dans la population ?
L’adhésion de la population dans son ensemble est évidemment très difficile à mesurer, il n’y avait pas de sondages pour la quantifier. On peut dire que le soutien aux réformes dépasse largement les limites de Prague, qu’à titre personnel Dubček, qui était slovaque, jouit d’une certaine popularité côté slovaque, etc. Il faut comprendre que la majorité de la population était insatisfaite du régime, pour des raisons à la fois matérielles, comme on l’a déjà évoqué, et idéologiques. La dimension nationale a joué également : le régime communiste tchécoslovaque restait malgré tout inféodé à Moscou. Les Tchécoslovaques n’appréciaient pas forcément d’être enrôlés dans un affrontement bloc contre bloc, qui pouvait dégénérer en conflit nucléaire.
Et le "socialisme à visage humain" est un slogan porteur.
Dans "socialisme à visage humain" il y a "socialisme" : Dubček et Svoboda se présentent comme d’authentiques communistes, pas comme des contre-révolutionnaires. Ils ne proposent pas de revenir sur la collectivisation ou de sortir du Pacte de Varsovie, ce qui aurait été suicidaire par rapport à Moscou. Ils sont, au sens strict, des “révisionnistes” : ils proposent de revenir aux sources originaires de ce que doit être un régime communiste. Cela permet de comprendre que la population n’a pas le sentiment d’un changement brutal, d’un saut dans l’inconnu.
Le régime est tout de même sur une ligne de crête par rapport à Moscou.
Dubček et Svoboda avaient tout à fait conscience du danger d’une intervention soviétique, il y avait plusieurs précédents. Ils ont essayé de maintenir un équilibre entre les attentes internes et la pression externe. Ils n’ont pas cessé de négocier avec Moscou et se sont efforcés de multiplier les garanties, sur leur fidélité au Pacte de Varsovie, au COMECON. Mais les autres pays du bloc soviétique ont pesé pour l’intervention : en RDA, en Pologne, en Hongrie, en Bulgarie, il y a chez les dirigeants une peur de la contagion. La Pologne communiste est par exemple dans une phase de grandes difficultés économiques. Le régime communiste polonais va mener, en cette même année 68, une répression féroce contre les élites universitaires, à la tonalité antisémite marquée.
Qu’est-il advenu des acteurs du Printemps de Prague pendant la période dite de "normalisation" ?
Le Printemps de Prague a été un mouvement assez massif dans la société tchécoslovaque. La répression a été massive également, et s’est enclenchée dès l’invasion, largement à l’initiative des Tchécoslovaques eux-mêmes. Ce qui arrive aux acteurs du mouvement est assez variable : pour ceux qui étaient le moins impliqués et qui acceptaient de renier leur engagement, il y avait la possibilité d’être réintégrés (on le voit dans le film). Beaucoup vont perdre leur emploi, être exclus du Parti communiste. Les effectifs du Parti chutent de manière importante pendant cette période qu’on appelle la "normalisation". Les plus impliqués vont être persécutés plus longuement : on leur interdit d’exercer leur métier, on les assigne à des professions dites subalternes, manuelles, techniques, ou avec des tâches pénibles. Beaucoup vont fuir pour échapper à cette répression : on estime à au moins 200 000 le nombre de départs (à l’image de celui de Pavel dans le film) consécutifs à l’intervention soviétique, dont certains reviendront mais pas tous… Et puis il y a aussi ceux qui adoptent une posture plus radicale : on connaît évidemment Jan Palach et ses émules, qui se sont immolés en signe de protestation en janvier 1969.
Le film a remporté un très grand succès en République tchèque. Quelle place a le Printemps de Prague dans la mémoire collective des peuples tchèques et slovaques aujourd’hui ?
La Tchécoslovaquie est un petit État dans le jeu international, qui a souvent été envahi ou soumis à des pressions impériales. À cet égard, le XXe siècle est une suite de traumatismes, qui peuvent entraîner une lecture victimaire de l’histoire : les accords de Munich et l’invasion allemande, le "coup de Prague", le Printemps de Prague. Ce dernier épisode est sans doute celui où la Tchécoslovaquie a le rôle le plus avantageux : le pays a tenté la synthèse entre le socialisme et une tradition libérale assez vivace dans le pays, et cette tentative a été brisée par une invasion étrangère. D’un point de vue générationnel, on peut aussi noter que nombreux sont les Tchèques et Slovaques encore vivants à avoir connu personnellement cette période, qui a également déterminé le sort des générations suivantes, puisque l’occupation soviétique a perduré jusqu’au début des années 90. J’ajouterais pour finir que c’est un film qui résonne avec des angoisses très actuelles : il montre ce que c’est de vivre sous une dictature, ou, pour une puissance moyenne, d’évoluer sous la menace d’un empire.
Pour conclure, qu’avez-vous pensé du film à titre personnel ?
Je trouve que c’est un très bon film. Le réalisateur a eu l’excellente idée de tisser, de manière presque imperceptible, les images d’archive à celles de fiction, plutôt que de s’essayer à une reconstitution du Printemps de Prague forcément incomplète ou maladroite. D’un point de vue d’historien, je trouve que le film rend assez justement les tensions de la société tchécoslovaque de l’époque, sans tomber dans la caricature ou le didactisme. Il travaille par exemple assez subtilement la persistance d’inégalités dans cette société où en principe les classes sociales ont disparu. On le voit dans la relation entre Věra et Tomáš, par exemple dans les scènes de repas : elle se pince le nez devant la soupe du restaurant qui a tourné, alors que Tomáš la mange sans se poser de questions. On sent la différence entre un jeune homme d’un milieu modeste, orphelin de ses parents (peut-être victime des purges du régime, le film ne le dit pas), qui a l’habitude de compter, qui ne gaspille pas, et cette femme qui a voyagé à l’étranger, qui, à l’instar de ses camarades journalistes, fait partie d’une classe sociale qui a pu s’élever grâce au communisme, même si elle en conteste la dimension liberticide et répressive. Il y a d’autres détails intéressants comme la scène de barbecue dans le chalet de Weiner : ces chalets à la campagne étaient répandus et les gens avaient l’habitude de s’y retrouver. Il s’agissait d’espaces de relative liberté, tolérés par le régime, qui agissaient comme des soupapes de décompression…
Photo : Char russe dans les rues de Prague, 21 août 1968. Reproduite avec l'aimable autorisation de Český rozhlas, la radio publique tchèque