Lubna Azabal : "La question de l’entrisme dans le milieu scolaire est de plus en plus préoccupante"

Entretien
de Jawad Rhalib
111 minutes 2024

Qu’avez-vous pensé du sujet du film ?

Le projet existe depuis six ou sept ans. Le scénario a subi de nombreux changements. Au début, il s’agissait plus d’une réflexion sur la façon dont l’enseignement a évolué au fil du temps comme le manque de respect du corps professoral, les parents qui se mêlent de plus de plus en plus du programme scolaire. Dans mon enfance, ça n’était pas comme ça. Les parents et les professeurs étaient d’accord sur les méthodes pédagogiques et travaillaient ensemble. Mais petit à petit, nous sommes arrivés à des tragédies dont celle de Samuel Paty. Cela m’a bouleversée ! Je ne pouvais pas comprendre comment un professeur pouvait être égorgé suite à un cours sur la liberté d’expression ! Les derniers instants de cet homme ont dû être terribles. Tout comme la solitude qu’il a dû ressentir face aux multiples appels à l’aide adressés à l’Éducation nationale restés sans réponse. Le seul retour face aux nombreux signalements, menaces et intimidations qu’il subissait fût : « Pas de vagues ».

Quelle est votre conception de la laïcité ?

Elle correspond à ce que je pense : on pratique la religion chez soi ou dans des établissements prévus à cet effet. L’école doit rester un temple qu’il faut protéger, c’est un lieu de transmission qui permet aux jeunes de devenir nos adultes de demain. Hélas, la question de l’entrisme dans le milieu scolaire est de plus en plus préoccupante. Mais en aucun cas, il n’est question de faire l’amalgame avec la communauté musulmane lambda. Il s’agit ici de mettre l’accent sur un mouvement sectaire radicalisé, importé de pays étrangers.

Jawad Rhalib a régulièrement revu son scénario en discutant avec son équipe. Quel a été votre apport ?

J’ai eu plusieurs versions entre les mains. J’ai réécrit certains passages avec Jawad. Je souhaitais que ce sujet, bien que très délicat, puisse toucher tout le monde, quel que soit le milieu dans lequel chacun évolue. J’ai énormément d’admiration et d’affection pour le métier d’enseignant. C’est chasse gardée pour moi. Je ne supporte pas que l’on touche un cheveu d’un professeur. L’enseignement est la base d’une société en bonne santé mais les professeurs ne sont pas là pour gérer tous les maux de celle-ci et c’est malheureusement ce qu’on leur demande de plus en plus. Il me semblait plus qu’important de pouvoir exprimer leur voix par le biais de Amal, un esprit libre

De quelle manière avez-vous préparé votre personnage ?

J’ai rencontré de vrais professeurs. Nous avons eu des réunions. Certains jouent dans le film. Sur le plateau, j’ai essayé d’être vraie et de jouer le moins possible. Je voulais incarner une enseignante passionnée par son métier et qui, soudain, bascule dans l’inattendu, notamment à travers l’histoire de la jeune Monia. Il était aussi très important pour moi d’être humaine et de ne pas fabriquer un personnage qui aurait été à l’encontre de mes convictions. Interpréter Amal a été angoissant et tendu parce que le personnage est à cran. Malgré un sujet tabou et susceptible d’être mal interprété, il nous concerne tous, musulmans ou pas. La liberté d’expression est primordiale. Pouvoir développer un esprit critique et débattre sur une large variété de sujets restent essentiels à mes yeux. Sans cela, le vivre ensemble ne peut exister.

Vous avez en face de vous Fabrizio Rongione, un partenaire très puissant.

C’est moi qui l’ai proposé à Jawad. Je connais Fabrizio depuis le Conservatoire. J’aime beaucoup cet acteur. Et je trouvais intéressant que ce soit « un converti » ayant une lecture sectaire et extrémiste de l’islam qui puisse représenter cette forme « d’entrisme » dans les milieux scolaires.

Vous êtes également entourée d’excellentes jeunes pousses. Comment le tournage s’est-il passé avec elles ?

Merveilleusement bien. J’ai considéré chacun de ces adolescents d’égal à égal. Et en fait, j’étais plus paniquée qu’eux ! Être devant une classe a été la partie que je redoutais le plus. Je craignais de ne pas être assez crédible. Mais des enseignants m’ont rassurée et conseillé d’être juste moi-même, de parler normalement aux élèves. En outre, il y a beaucoup de scènes d’improvisation. Il fallait les gérer. Chacun a fait au mieux avec sa partition.

Comment Jawad Rhalib vous a-t-il dirigée ?

Il vient du documentaire. Donc, j’ai dû m’adapter ! Travailler avec un réalisateur-documentariste était une première pour moi. Jawad aime le côté réel du documentaire, mêlé à la fiction. J’ai dû me servir davantage de mon instinct, me semble-t-il. C’est un défi à la fois effrayant et excitant.

Amal et Monia doivent surmonter leurs peurs. Est-ce un défi très difficile ?

Dès que l’on sort dans la rue, la vie est un combat. Peu importe les problèmes et challenges de chacun, il y aura toujours un moment où il faudra faire face à la peur. C’est pour cela que le métier d’enseignant est formidable, il offre l’opportunité de fournir des clés essentielles. On doit s’armer, être capable d’aborder tous les sujets sans crainte, d’avoir les codes pour se défendre. Ces derniers passent par l’éducation. Nombre de jeunes tombent dans la violence parce qu’ils manquent de mots pour s’exprimer et se défendre. Et pareilles situations aboutissent à des drames.La société est de plus en plus dure. On est tenté de penser que c’était mieux avant. C’est vrai concernant certains points. Que vont devenir les très petits enfants d’aujourd’hui quand ils auront 20 ans ? Que va-t-on leur laisser ? En ce sens, l’école est un temple à protéger.

Votre filmographie contient de nombreux films traitant des sujets politiques. Êtes-vous une actrice engagée, voire militante ?

Je ne suis pas du tout militante ! Je ne vais pas aller faire des discours ou organiser des manifestations. Il y a d’autres personnes capables de le faire mieux que moi. Par contre, je suis engagée pour tout ce qui peut me toucher. Instinctivement, s’il faut évoquer un sujet, je vais en saisir l’occasion par le biais de mon art. Concernant Amal, un esprit libre, il me semblait, du fait de nos origines maghrébines à Jawad et moi-même, que nous étions légitimes pour parler de ce sujet afin de ne pas le laisser aux mains de tous les extrêmes.

Le cinéma peut-il faire bouger les lignes ?

Tout ce que l’on peut utiliser afin de faire évoluer les maux de nos sociétés est bon à prendre. Le silence est plus dangereux. Partout où il est possible de mettre de la lumière dans une pièce sombre est important, quel que soit le biais utilisé, il faut le faire. C’est notre devoir à tous. Pour moi, c’est le cinéma, pour d’autres, ce sera la danse, la peinture, la presse, etc. L’essentiel est de ne pas se taire.