Le concours©Sophie Dulac Distribution

"Les grandes écoles, c'est la méritocratie, mais seulement pour certaines classes"

Entretien
de Claire Simon
119 minutes 2017

Sur l’affiche du Concours, on peut lire cette phrase : « Tous égaux, mais seuls les meilleurs... » Est-il vrai que les seuls les meilleurs intègrent la Fémis et les autres grandes écoles françaises ?

C’est en tout cas l’objectif affirmé par les grandes écoles, car c’est ce sur quoi repose leur légitimité. Elles opposent leur mode de fonctionnement, qui privilégie – affirment-elles – la méritocratie et l’égalité des chances, au système de l’Ancien Régime, qui était fondé sur les privilèges. Mais sous des dehors méritocratiques, on constate en fait que seule une minorité de privilégiés parvient à accéder aux grandes écoles. Les classes populaires en sont très largement exclues. Cela ne veut pas dire que les candidats reçus manquent de mérite bien sûr. Mais les grandes écoles ne parviennent pas à embrasser la diversité sociale de la population française. Il faudrait plutôt parler d’une « méritocratie de classes » : la méritocratie, oui, mais seulement pour certaines classes sociales.

 Qu’est-ce qui, dans le concours de la Fémis, vous semble être un frein à la diversité ?

La première barrière intervient avant même le début du concours, c’est celle de l’auto-sélection. La plupart des jeunes issus de milieux populaires n’envisagent même pas de se lancer dans des études ou une carrière artistiques. On peut ensuite identifier des barrières à chaque étape. La première épreuve éliminatoire, le dossier d’enquête, est réalisé par les candidats chez eux. On peut donc imaginer que ceux qui ont des proches dans le milieu du cinéma, ou avec une sensibilité artistique, vont être avantagés. D’ailleurs, dans une des scènes du film, des jurés soupçonnent un des candidats, dont le dossier d’enquête est excellent (l’un des jurés parle d’une « envergure exceptionnelle ») mais l’analyse filmique déplorable (« une pensée mal dégrossie » dit un autre juré), de n’avoir pas rédigé lui-même son dossier. C’est un cas extrême, mais de manière générale la capacité à mobiliser des réseaux et la connaissance du milieu du cinéma sont des avantages qu’ont les élèves les plus favorisés.
La deuxième épreuve consiste en l’analyse d’un extrait de film. Dans Le Concours, le passage soumis aux candidats est tiré d’un film de Kurosawa. Le cinéma de Kurosawa est un cinéma d’auteur assez pointu, qui renvoie à la culture légitime qu’est celle des classes dominantes. Cela avantage également les candidats des milieux sociaux favorisés, qui ont un certain bagage culturel et qui sont plus susceptibles d’avoir déjà vu le film.

L’essentiel du film porte sur les épreuves orales.

Les oraux sont de loin les épreuves les plus discriminantes. La capacité à parler de soi et l’aisance à l’oral sont des compétences beaucoup plus développées dans les milieux aisés que dans les classes sociales défavorisés. Il y a d’ailleurs une forme d’injonction paradoxale dans ces oraux. D’un côté, les jurés recherchent l’authenticité, mais écartent des candidats parfaitement sincères. Ce que l’on comprend, c’est qu’il faut donner une réponse qui soit, de préférence, authentique, mais qui soit surtout la bonne réponse. À choisir, les jurés privilégient les candidats qui maîtrisent pleinement l’image qu’ils donnent d’eux-mêmes (voire qui jouent un rôle) mais qui proposent des réponses conformes à leurs attentes. Même si, bien évidemment, l’idéal pour emporter l’adhésion du jury est de lui faire entendre ce qu’il veut entendre sans que cela ne sonne comme un discours formaté.

Pourtant les jurés semblent soucieux de faire place à l’altérité, et de préserver l’égalité entre les candidats…

En effet, et je pense d’ailleurs qu’il faut souligner une différence entre le concours de la Fémis et les concours des grandes écoles de commerce et d’ingénieurs. À la Fémis, les jurés cherchent une personnalité, une motivation. Le concours n’est pas centré sur des connaissances scolaires. On sent aussi que les jurés font de leur mieux pour laisser place à l’altérité. Mais cet idéal de diversité reste un vœu pieux (sauf pour la parité filles/garçons) car les conditions institutionnelles et organisationnelles du concours ne permettent pas de le mettre effectivement en place. Le principal problème vient du fait que les critères de sélection sont laissés à l’appréciation du jury. Il n’y a pas de grille d’évaluation qui permettrait de juger les candidats de manière plus objective. « On va plier l’arithmétique à nos désirs », dit d’ailleurs l’un des jurés. Or cette subjectivité laisse beaucoup de place au mimétisme social entre sélectionneurs et sélectionnés : les jurés cherchent des jeunes qui leur ressemblent, et d’ailleurs on les voit s’attendrir quand ils découvrent un candidat auquel ils s’identifient. Et comme il n’y a pas beaucoup de diversité parmi les jurés…

Pourquoi les membres du jury privilégient-ils des candidats qui leur ressemblent ?

Je pense que ce mimétisme social est constitutif de l’identité de l’école. Au début du film, on entend un des intervenants expliquer que la Fémis est une école sans professeurs et sans cours, et c’est donc à la profession de prendre les décisions. Mais la profession, ce qu’elle cherche, c’est à se reproduire. C’est en tout cas ce que je vois dans le film : l’école semble plus soucieuse de se perpétuer que de se transformer. La Fémis est considérée comme une école prestigieuse, de très nombreux candidats se présentent chaque année à son concours : puisque « tout va bien », pourquoi devrait-elle se remettre en question ?

Le film de Claire Simon propose donc un tableau très critique de la Fémis ?

Du fait de son dispositif, le film contient une dimension critique. D’habitude, quand on passe un concours, on assiste aux épreuves et aux résultats, mais pas à ce qu’il se passe entre les deux. Là, en tant que spectateur du film, on devient observateur des délibérations, et on découvre que les membres du jury doutent, s’interrogent, débattent.
Je trouve intéressant que l’institution ait accepté d’être ainsi dévoilée. D’un côté, on voit que le processus est le plus objectif possible, que les jurés remplissent leur rôle de manière consciencieuse. Mais les failles de ce dispositif nous apparaissent tout de même clairement. Le film montre par exemple que les jurés ne maîtrisent pas tous les critères de sélection, en particulier l’apparence des candidats. À deux reprises, on voit des jurés être charmés par des candidats au physique agréable, sans qu’aucun d’eux n’en ait conscience ! On prend donc la mesure de la distance qui existe entre l’image que l’on peut avoir des concours, perçus comme des processus de classement impartiaux et bien ordonnés, et leur réalité, faite d’incertitude et de subjectivité. Cela est d’ailleurs vrai de tout concours, pas seulement de celui de la Fémis.

Plus généralement, quelles sont les barrières qui empêchent certains élèves d’accéder aux grandes écoles ?

L’anticipation et l’accès à l’information sont les premières barrières qui arrêtent les élèves issus de milieux populaires. Pour intégrer une classe préparatoire, passage quasi obligé pour intégrer une grande école, un lycéen doit avoir des notes excellentes depuis la classe de Seconde. Cela signifie qu’il faut anticiper, ce qui n’est possible que lorsqu’on est issu d’une famille qui envisage la possibilité qu’un jour son enfant intègre une grande école – autrement dit, les familles les plus favorisées. Le parcours scolaire a aussi son importance : pour intégrer une prépa, il est préférable d’avoir étudié dans un grand lycée parisien que dans un petit lycée de province.
Les barrières mentales sont tout aussi importantes. Quand on est issu d’un milieu défavorisé, on ne va pas forcément oser aller vers les grandes écoles. Et puis les concours en eux-mêmes ne sont pas adaptés aux classes populaires, ce qu’on a bien vu dans le cadre du concours de la Fémis. Le système des grandes écoles n’est donc pas très ouvert socialement. Mais il est très compliqué de faire évoluer les grandes écoles, car le système est perçu comme efficace, et les élites qui en profitent n’ont pas intérêt à le changer.

De nombreuses politiques ont pourtant été mises en place pour accroitre la diversité. Quel en est l’intérêt pour les grandes écoles ?

Grâce aux programmes d’égalité des chances, les grandes écoles montrent qu’elles ont entendu la critique qui leur est adressée. Elles cherchent ainsi à affermir leur légitimité, tout en gardant la main sur le changement. Les grandes écoles évoluent de manière superficielle, sans toucher au cœur de leur fonctionnement. Cela évite que le pouvoir politique ne vienne imposer ses critères de changement, voire qu’il ne remette en cause l’existence même de ce système. « Changer pour mieux reproduire » en quelque sorte. 

Mais ces dispositifs sont-ils efficaces ? Est-ce qu’ils renforcent véritablement la diversité au sein des grandes écoles ?

Au niveau individuel, ces dispositifs changent des vies, ce qui n’est pas rien ! Ils permettent à des jeunes d’avoir un parcours qu’ils n’auraient pas pu avoir sans ces dispositifs. Mais au niveau macro, ils ne permettent pas de renouvellement profond des élites scolaires et sociales.

Il faudrait donc repenser entièrement l’accès aux filières d’élite ?

Je pense qu’il faudrait surtout revaloriser l’université, qui est aujourd’hui le parent pauvre de l’enseignement supérieur. Si l’on rapporte au nombre d’élèves, l’université dispose de beaucoup moins de moyens que les classes préparatoires et les grandes écoles. Alors même que l’université, elle, est diversifiée. C’est donc là qu’il faut agir : renforcer les moyens, et mieux orienter les étudiants pour éviter de gâcher les ressources [car beaucoup d’étudiants échouent faute d’intérêt pour la filière dans laquelle ils ont été orientés, ndlr]. Mais je ne suis pas sûr qu’il y ait une vraie volonté politique de revalorisation des universités : la plupart des responsables politiques français sont justement issus de ces grandes écoles.

Est-ce qu’on pourrait aussi envisager d’imposer des quotas aux grandes écoles ? La Fémis l’a fait sur la question de la parité, et il y a désormais autant de femmes que d’hommes parmi leurs étudiants…

De manière générale, on constate un rejet très fort des quotas en France. Imposer des quotas de diversité produirait une opposition probablement virulente, et délégitimerait les étudiants issus de ces quotas. Je pense qu’il faut plutôt privilégier la diversification des voies d’accès aux grandes écoles, à l’image des Conventions d’éducation prioritaires mises en place par Sciences Po, qui permettent à des élèves défavorisés d’accéder à l’école sans passer le concours. Ce qui n’est pas forcément facile à faire accepter aux grandes écoles : certains élèves admis par des voies « secondaires » - dont la sélectivité est jugée moindre - sont parfois regardés de haut par ceux qui ont réussi le concours, ce qui crée des clivages au sein des écoles, et contrevient à l’esprit de corps qu’elles essayent de susciter.

Comment expliquer le prestige dont jouissent les grandes écoles françaises ? 

Ce prestige est d’abord lié à l’histoire de ces écoles, qui est directement liée (en tout cas pour certaines) à des moments marquants de l’histoire de France – l’ENS et Polytechnique ont par exemple été fondées après la Révolution. Ce prestige naît aussi de la localisation des grandes écoles, au cœur des lieux de pouvoir. Ce n’est pas un hasard si Sciences Po, qui était au départ une école politique, a ses locaux dans le 7e arrondissement de Paris, là où se trouvent la plupart des institutions politiques. Les anciens élèves enfin jouent un rôle majeur : ces personnages importants de la vie scientifique, politique, économique ou littéraire deviennent des figures mythiques régulièrement mobilisées par les écoles dans leurs stratégies de communication.

Y a-t-il, en France plus qu’ailleurs, une tradition de la sélection ?

Il s’agit d’un système très français, même si ça ne se fait pas qu’en France. La France croit encore en ce mythe républicain du concours comme symbole de l’égalitarisme. C’est d’ailleurs ce marqueur symbolique très présent dans l’imaginaire collectif qui permet au système de perdurer malgré les critiques. Je dirais aussi que la particularité de la France est que tout se joue très tôt : le diplôme marque fortement la carrière professionnelle d’un individu. Un professionnel peut avoir beaucoup de mérite mais être plafonné (en termes d’opportunités et de salaire) s’il n’a pas fait la bonne école. C’est très frappant, car cela signifie que le concours qu’une personne passe à seulement 20 ans détermine en partie sa trajectoire professionnelle. Il y a peu de secondes chances en France, le jeu professionnel est beaucoup plus ouvert dans d’autres pays.

Au-delà de l’inégalité que ça engendre, pourquoi est-ce un problème pour une société de n’avoir que des élites issues de milieux privilégiés ?

Cela crée des problèmes de représentativité, qui sont particulièrement frappants au niveau politique. Avec un Parlement composé uniquement d’hommes blancs de 50 ou 60 ans, est-on sûr que les intérêts collectifs de la société seront représentés au mieux ? Le divorce souvent évoqué entre le peuple et ses élites trouve là une de ses sources. Et il ne faut pas oublier que nous vivons dans une société qui érige l’égalité des chances méritocratique en valeur fondamentale. Si les élites sont toutes issues de milieux privilégiés, la promesse faite à chacun d’une possibilité de s’élever socialement par l’école ne tient plus. Et je ne pense pas qu’on puisse bafouer longtemps une des valeurs fondamentales de notre démocratie.

Hugues Draelents est sociologue et professeur à l’université de Louvain en Belgique. Il est spécialiste des politiques et des organisations scolaires, ainsi que des inégalités liées à l’école. Parmi ses publications : Les écoles et leur réputation (De Boeck, 2016), L’identité des établissements scolaires (Presses universitaires de France, 2011) ; « Les effets d'attraction des grandes écoles. Excellence, prestige et rapport à l'institution » (Sociologie, 2010/3, vol.1)